ANALYSE
Crimes organisés en Afrique centrale
Réseaux mafieux, multinationales prédatrices, diplomates corrompus… L’ancien ministre de la Défense de Mobutu, Honoré Ngbanda, livre une série de révélations fracassantes sur les guerres économiques qui opposent les intérêts français aux USA dans la région des Grands Lacs

Gilles Labarthe / DATAS

(Paris, 03/01/2005) Voix forte, mâchoire serrée, lunettes à monture sévère, yeux perçants... sous un élégant costume cravate, c'est bien un militaire qui vous parle. Et pas n'importe lequel. Honoré Ngbanda «Terminator» Nzambo est l'ancien ministre de la Défense du maréchal Mobutu. S'il doit son surnom à ses responsabilités sanglantes dans les années de terreur et de répression instaurés sous la dictature zaïroise, la série de conférences qu'il donne en France et en Suisse voudrait faire passer un message positif, patriote: sauvegarder l'unité nationale, lutter contre les menaces de démantèlement qui planent sur la République démocratique du Congo (RDC). Et surtout, dénoncer le vaste «complot international» mené contre son pays par les puissances occidentales, Etats-Unis en tête. Voulue et planifiée depuis des années par l'administration américaine, la dislocation de l'actuelle RDC permettrait de satisfaire les visées expansionnistes du Rwanda et de l'Ouganda, mais aussi d'accélérer le bradage des impressionnantes ressources minières congolaises, au profit de multinationales occidentales. Pour Honoré Ngbanda, ce scénario de «partition arrangée» n'a rien d'une chimère. Il a été sérieusement envisagé par les officines de Washington avant même la destitution de Mobutu en 1997, fidèle allié des Etats-Unis en temps de guerre froide, délaissé ensuite par l'administration de Bill Clinton après la chute du mur de Berlin. «Mobutu était l'allié des républicains, mais pas des démocrates.» Dès l'arrivée de Clinton au pouvoir, la tension a monté d'un cran entre le Zaïre et les Etats-Unis. C'est ce que Honoré Ngbanda entend démontrer dans son dernier ouvrage qui vient de paraître, Crimes organisés en Afrique centrale1.
«Washington ne veut plus de Mobutu», avait déjà lâché par mégarde l'ambassadrice des Etats-Unis à Kinshasa en 1992, en pleine crise de transition zaïroise. «Nous devons assurer notre accès aux immenses ressources naturelles de l'Afrique, un continent qui renferme 78% des réserves mondiales de chrome, 89% de platine et 59% de cobalt», devait ajouter l'année suivante le sous-secrétaire d'Etat George Moose devant le Sénat américain.
Le lobbying des puissantes compagnies minières étasuniennes, attirées par le sous-sol congolais, a creusé son sillon à Washington, insistant toujours davantage sur les impératifs économiques. Le mot d'ordre a bien été compris. «Les Américains vont tenir la dragée haute aux partenaires traditionnels de l'Afrique, à commencer par la France. Nous ne laisserons pas l'Afrique aux Européens», déclarait l'ancien secrétaire au Commerce Ron Brown en mai 1995, après le sommet franco-africain de Dakar. Un avertissement similaire était encore proféré en octobre 1996 lors de la tournée africaine du secrétaire d'Etat Warren Christopher.
Premier acte décisif de cette partition congolaise, «l'agression militaire qui a renversé le maréchal Mobutu, oeuvre des puissances occidentales avec la complicité très active des pays voisins de l'ex-Zaïre, dont le Rwanda, l'Ouganda et l'Angola», avance Honoré Ngbanda. Enclenchés en 1996, les mouvements de rébellions régionaux contre le régime de Mobutu ont certes trouvé un large écho parmi les populations de l'intérieur du pays, désireuses d'en finir avec la dictature. On sait qu'ils ont cependant été composés, armés et financés de l'extérieur. Notamment depuis Kigali, capitale du Rwanda de Paul Kagamé, allié des Etats-Unis. Cette guerre «n'a pas été pensée en Afrique, mais aux Etats-Unis», affirme Honoré Ngbanda.
Disposant alors de contacts réguliers avec des agents de la CIA, l'ex-conseiller personnel de Mobutu en matière de sécurité relate comment les appétits des compagnies minières américaines ont rencontré les visées expansionnistes de Paul Kagamé, entraîné aux Etats-Unis avec d'autres officiers rwandais par un programme spécialisé du Pentagone, l'International Military Education and Training (IMET). C'est une formation et un encadrement américain qui a entre autres servi à attaquer le Zaïre en 1996 depuis le Rwanda, mais aussi depuis l'Ouganda, où était temporairement stocké depuis quelques années l'arsenal de guerre américain qui avait servi dans la cadre d'une vaste opération «humanitaire» avortée: «Restore Hope», en Somalie. Au même moment, le Pentagone étudiait des documents relatifs au démantèlement possible du Zaïre en plusieurs entités, redessinant la carte des frontières dans la région des Grands Lacs.
L'ancien chef des renseignements de Mobutu – qui espère sans doute un retour en politique en se présentant en «ami de la France», mais vend pour le moment ses services de conseiller en sécurité à des chefs d'Etat africains, dont Laurent Gbagbo – égrène enfin une série de documents prouvant entre autres les blocages imposés aux missions des Nations Unies dans la région (voire encadré). Envisager un processus de paix, assurer la transparence des élections prévues fin 2005? Au niveau international, «le débat est faussé. Pourquoi? Parce que le régime de Kigali, soutenu par les Etats-Unis, a mis en application son rêve d'annexer l'est du Zaïre». La thèse d'un gouvernement congolais noyauté par Kigali, au risque de se dissoudre, est du reste défendue par plusieurs spécialistes de l'Afrique centrale. Honoré Ngbanda met en garde la communauté internationale contre les exactions à répétition et les menaces d'intervention de forces armées rwandaises, encore réitérées en décembre dernier.
Sans revenir sur ses propres méfaits aux côtés de Mobutu, M. Ngbanda souligne la nécessité d'une enquête complète des Nations Unies sur les massacres commis sur les réfugiés du Kivu. Il promet aussi de nouvelles «révélations fracassantes pour très bientôt», en rendant publics des documents du Tribunal pénal international pour le Rwanda. Sous un discours patriote, son acharnement contre l'influence des Tutsis rwandais et les populations d'origine étrangère ayant immigré depuis des générations en RDC rappelle pour l'heure les dangereuses théories de «l'ivoirité» développées ailleurs en Afrique de l'Ouest. La démonstration trouve ici ses limites.

(1) Honoré Ngbanda Nzambo, Crimes organisés en Afrique centrale. Révélations sur les réseaux rwandais et occidentaux, éditions Duboiris, Paris, 2004.
Pour une lecture croisée de ces «révélations», lire Colette Braeckman, Les nouveaux prédateurs. Politiques des puissances en Afrique centrale, éditions Fayard, 2003.
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BLOCAGE A L'ONU
«L'ex-Zaïre, aujourd'hui république démocratique du Congo (RDC), est livré aux pilleurs et aux trafiquants d'armes, de diamants, d'or, de cobalt et de coltan. Le Rwanda du président Paul Kagamé, plusieurs fois épinglé par les Nations Unies pour le pillage des ressources minières en RDC, a osé annexer l'est du Zaïre, une zone immensément riche dont les réserves en diamants et en coltan sont évaluées à plusieurs milliards de dollars. Pour s'emparer de toutes ces richesses, l'Armée patriotique rwandaise (APR) et ses alliés occidentaux ont décidé de créer un climat de terreur à l'encontre des populations civiles», résume à Paris le journaliste Charles Onana, responsable des éditions Duboiris.

L'analyse est radicale, mais elle a le mérite d'alerter l'opinion sur la zone de terreur et de non-droit qui prévaut depuis plus de sept ans dans la région de la Province orientale, du Kivu et de Maniema, victime des exactions perpétrées entre autres par les forces armées rwandaises et ougandaises, les rebelles et transfuges du Rassemblement congolais pour la démocratie (RCD-Goma, soutenu et financé par Kigali) ou des groupes d'opposition burundais. On le sait, mais la communauté internationale n'y prête jamais assez d'attention: la situation des Congolais ne s'est guère améliorée depuis la chute du dictateur Mobutu en 1997. Selon un dernier rapport de l'International Rescue Committee (IRC, organisation non gouvernementale basée à New York), le conflit en RDC est le plus meurtrier depuis la Seconde guerre mondiale: 3,8 millions de morts depuis le début des affrontements, en 1996.

«Le souvenir du génocide du Rwanda en 1994 éclipse désormais toute autre image de l'Afrique centrale, comme si l'histoire s'était arrêtée sur ce plan fixe, au summum de l'horreur. Depuis lors pourtant, loin des caméras, dans le silence des lacs, des montagnes et des volcans, la guerre a poursuivi ses ravages, avec son cortège de massacres, de viols, d'incendies, de fosses communes, jusqu'à faire trois millions de victimes», rappelle de son côté la journaliste belge Colette Braeckman. Certes, ces horreurs sont encore régulièrement dénoncées au Nord-Kivu par la Mission de l'ONU en RDC (MONUC).
De nombreux rapports des Nations Unies ont documenté les pillages commis en RDC depuis 1996, axant les enquêtes sur «les diamants, l'or, le coltan (contraction pour colombotantalite, superconducteur essentiel aux industries de pointe – électronique, aéronautique, informatique et les télécommunications, ndlr), le cuivre, le cobalt, le bois d'oeuvre, la faune et la flore sauvage, les ressources financières et les échanges commerciaux», comme l'indique un rapport d'octobre 2002. L'exploitation illégale des minerais fait la fortune de réseaux mafieux, de traders louches, de firmes africaines ou occidentales (principalement américaines, canadiennes, belges, sud-africaines). Elle finance en partie les mouvements rebelles. Mais la tâche de l'organisation internationale a systématiquement été bloquée, que ce soit sur place ou au Conseil de sécurité. Des observateurs de l'ONU ont été assassinés dans l'est de la RDC. Des passages entiers des rapports impliquant les grandes puissances ont été coupés. Et les bonnes résolutions de contrôle des trafics de marchandises, moratoires et certifications touchant la RDC, boudées par la plupart des pays exploitant ou important ces minerais, dont la Suisse.
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LA SUISSE IMPLIQUÉE
Les éléments avancés aujourd'hui par Honoré Ngbanda pour dénoncer l'ingérence américaine en RDC ont été confirmés par plusieurs spécialistes. Ils prennent une résonance singulière: on sait que les USA, appuyant les Belges, étaient déjà impliqués dans l'assassinat en janvier 1961 du leader indépendantiste et premier ministre Patrice Lumumba, un progressiste souhaitant redistribuer équitablement les ressources de son pays. Quarante ans plus tard, Washington a donné son feu vert à la liquidation de Laurent-Désiré Kabila, qui remettait en cause des contrats d'exploitation minière promis à des compagnies anglo-saxonnes. Or, diamant, minerais de cuivre, de cobalt, d'uranium, de coltan... les vastes terres de la RDC – une surface équivalente à la moitié de l'Europe – sont convoitées de toutes parts. Par les anciennes puissances coloniales, qui rivalisent d'influence pour assurer leur mainmise sur le régime de Kinshasa. Par les pays avoisinants comme le Zimbabwe, l'Angola, le Burundi, l'Ouganda et enfin, le Rwanda, très à l'étroit sur son territoire. De fait, les situations de «guerre civile» que traverse la RDC depuis 1996 et depuis la destitution de Mobutu en 1997 masquent des conflits régionaux et des rivalités économiques, impliquant jusqu'à sept pays d'Afrique centrale, avec un jeu complexe d'alliances et de mésalliances.
Comme le démontrent des rapports de l'ONU, le chaos et de terreur qui prévaut dans la région des Grands Lacs profitent à des multinationales, suisses entre autres. En avril 2002, L'Hebdo avait dévoilé les activités d'un Zurichois s'enrichissant avec le commerce illégal du coltan, par le biais de sa société, Finconcord S.A., rebaptisée depuis Finmining et domiciliée aux Caraïbes. En novembre 2002, un journaliste du Soir de Bruxelles relatait la collaboration entre les autorités judiciaires belges et helvétiques dans le cadre de «l'affaire sur le trafic international de coltan». Invité à Bruxelles, le procureur fédéral de Berne, M. Holzkamp-Brentz, était en charge, notamment, du blanchiment d'argent. Plusieurs comptes appartenant à des commerçants d'origine belge et indo-pakistanais avaient été bloqués en Suisse, pour un total dépassant les dix millions de dollars.