FIRMES
Entre la Confédération paysanne et Nestlé, le lait a tourné
L’organisation dénonce les pratiques de la multinationale suisse dans le Nord de la France : baisse injustifiée du prix d’achat aux producteurs laitiers, hausse des prix dans les rayons des magasins, répression syndicale, et exclusion des fournisseurs qui osent se rebeller

Gilles Labarthe / DATAS

(Paris, 25/01/2005) C'est une histoire de lait qui a mal tourné. D'un côté, Nestlé, qui dirige une usine de produits laitiers à Cuincy, dans le nord de la France. De l'autre, des éleveurs régionaux que mécontente la baisse du prix d'achat du lait depuis septembre 2004: 9 euros par tonne, alors que dans le même temps, les produits laitiers vendus par le groupe suisse sont plus chers dans les rayons des magasins... La contestation des petits producteurs n'a pas tardé. «Le 20 décembre, vers midi, une trentaine de producteurs sous la conduite du syndicat Confédération paysanne ont forcé la porte de l'usine avec des véhicules, rappelle Eric André-Dominé, porte-parole du groupe Nestlé en France. Ils se sont dirigés vers les plates-formes de produits laitiers et ont chargé deux tonnes de produits, yaourts et desserts, dans les coffres de leurs voitures, pour les redistribuer gratuitement dans des quartiers défavorisés».

Tandis qu'une partie de la presse française s'est amusée du geste social du syndicat paysan - les militants ont offert leur butin au quartier populaire du faubourg de Béthune (Lille), jouant aux «Robin des Bois du yaourt» - la première réaction officielle de l'usine Nestlé a été de «condamner la violence de cette action». La direction a porté plainte pour «vol avec effraction». Au début janvier, sept paysans ont été convoqués à l'Hôtel de police de Douai et mis en garde à vue. Une enquête préliminaire a été ouverte. Pour Nestlé-Cuincy, le préjudice de l'action se chiffre à quelques milliers d'euros. En attendant une éventuelle condamnation, la firme a décidé de ne plus travailler avec deux producteurs qui avaient manifesté devant son usine de Cuincy. Une première! Chargés de collecter le lait, les camions-citernes du groupe suisse ne s'arrêteront plus devant les fermes «de la famille Antoine Jean et Luc Darras», confirme Serge Nal, directeur du site Nestlé, qui se déclare «surpris par la médiatisation de cette affaire», mais veut «rester ouvert au dialogue».

A la Confédération paysanne, on s'insurge contre la mesure de rétorsion de Nestlé, qualifiée de «répression syndicale» et «d'exclusion des fournisseurs qui osent se rebeller» en remettant en cause la baisse de tarifs. «Nestlé nous traite comme des délinquants, alors que nous, on s'est fait piquer un mois de salaire, soit 27 jours de travail pour l'ensemble des producteurs. En fait, Nestlé nous donne des bâtons pour se faire battre», résume Jean-Michel Sauvage, porte-parole dans le Nord-Pas-de-Calais. Le manque à gagner qui frappe surtout les petits éleveurs provient des baisses de prix cumulées depuis trois ans selon les accords interprofessionnels, signés entre les Fédérations nationales des coopératives laitières (FNCL), de l'industrie laitière (FNIL) et des producteurs de lait (FNPL). Or, ces prix ne tiennent plus compte des coûts réels de production. Ils s'alignent sur les prix à l'exportation au niveau européen et les quotas, faisant le jeu des groupes industriels, dénoncent les syndicats laitiers.
A l'appel de la Confédération paysanne, plusieurs mobilisations ont déjà eu lieu depuis la fin octobre dans les régions Normandie, Pays de la Loire, Bretagne, et dans le Massif central, visant entre autres des sites Nestlé ou Danone. Il s'agissait d'attirer l'attention sur la baisse de revenus des producteurs de lait - 11% en 2004, malgré des aides européennes de 12 euros par tonne - et la restructuration en cours de la filière laitière, au profit de l'agro-industrie et de la distribution. Une véritable course en avant vers la robotisation de la traite et la surproduction. «Les prix aux producteurs baissent, mais les prix en grandes surfaces augmentent, et les dividendes versés aux actionnaires de l'agro-industrie, eux, continuent de s'élever à des milliards d'euros», s'offusque la Confédération paysanne.

Au siège de la multinationale Nestlé à Vevey, le porte-parole François-Xavier Perroud se refuse à tout commentaire sur le différend qui oppose les producteurs régionaux au géant alimentaire. A Paris, son homologue Eric André-Dominé justifie la hausse des «produits laitiers élaborés de Nestlé» par le coût «de l'énergie, du pétrole, des emballages et de la valorisation des produits finis», mais sans vouloir rentrer dans le détail de «données qui restent internes à l'entreprise» et donc, «confidentielles». Plusieurs ONG soulignent toutefois les marges importantes dégagées sur les produits du groupe, lui permettant des bénéfices record - 7,5 milliards de francs suisses en 2002 et 6,2 milliards en 2003. Au Nord-Pas-de-Calais, Jean-Michel Sauvage attend la confrontation de pied ferme. Si Nestlé veut porter l'affaire devant les tribunaux, pas de problème: «Nous avons constitué notre dossier. On rendra aussi publics ses méthodes de délocalisation en Espagne, ou le coût social de ses activités en Asie ou en Afrique».