MÉDIAS
Journalisme d’investigation : mener ses enquêtes avec un drone
(Genève, 09/04/2015) De plus en plus de journalistes sont tentés par l'usage de caméras embarquées pour documenter et filmer des éléments d'information nécessaires à leur travail d'investigation. Les drones ont été utilisés avec succès dans certains pays pour illustrer le patrimoine immobilier luxueux de fonctionnaires corrompus, de dirigeants contestés, dénoncer leur train de vie sans rapport avec leur salaire officiel, montrer le nombre de manifestants réellement mobilisés dans des marches de contestations, infirmer des déclarations officielles... Un outil toléré dans certaines juridictions en raison de l'absence provisoire de lois contraignantes, mais plus difficile à mettre en oeuvre dans d'autres. Témoignages

Gilles Labarthe / DATAS

« Ces dernières années, mon intérêt s’est concentré sur les nouveaux outils technologiques à la portée des journalistes d’investigation ». Le reporter Howie Severino, membre du Philippine Center for Investigative Journalism-PCIJ, travaille pour le groupe de télévision GMA Network. Il a été plusieurs fois primé pour ses enquêtes. Pour lui, cela ne fait aucun doute : « Aujourd’hui, le journalisme vit à l’ère des drones ».

Le phénomène en est à ses balbutiements, mais sera appelé à prendre de l’ampleur, comme il nous l‘explique : « La technologie est devenue de plus en plus accessible. Moi, j’ai tout simplement commandé le mien sur le site Amazon : un Phantom Quadcopter, que j’ai équipé d’une caméra GoPro ».

Depuis, les séquences captées grâce à ce genre d’outil ont pris une place de choix dans ses réalisations. Par exemple, en ouverture d’un de ses derniers films documentaires, « Black Manila ». La mégapole est l’une des plus peuplées et des plus polluées d’Asie. « Mais la partie la plus sombre de notre capitale, ce sont les bidonvilles. Nous avons utilisé un drone pour les survoler au plus près ». Un lent travelling aérien montre à l’écran une étendue chaotique, sur des kilomètres : abris de fortune, cabanes en bois et tôle ondulée, noircies, perdues sous une épaisse fumée, sans lumières ni électricité. Une misère saisissante, à perte de vue.

Pour l’heure, il serait encore assez facile de travailler avec un drone pour des reportages aux Philippines, à condition d’obtenir une autorisation des services de l’aviation civile. Même situation, dans bien d’autres pays : « Il n’y a pas encore de règles vraiment contraignantes. Cela ne veut pas dire qu’on peut faire n’importe quoi. Nous avons préféré anticiper la situation en développant de notre propre initiative, au sein de notre média, des standards d’utilisation avec des critères stricts, similaires à ce qui se pratique dans des pays occidentaux : anticiper les problèmes de sécurité en cas de chute de l’appareil, ne jamais filmer une manifestation avec un plan de vol qui fasse passer le drone au-dessus de la foule, mais plutôt longer le cortège en restant sur les côtés, garder un contact visuel permanent avec l’appareil, etc. ».

Ces deux dernières années, des drones ont été utilisés avec succès pour montrer le nombre de manifestants réellement mobilisés dans des marches de protestation en Asie, infirmant des déclarations officielles, ou témoigner de violences commises contre des manifestants par les forces de l’ordre à Istanbul, en juin 2013. Ils ont permis de survoler et documenter des zones interdites, difficiles d’accès ou contaminées – comme Tchernobyl, dans le cadre d'un reportage pour la chaîne CBS News, diffusé fin 2014.

Ils peuvent aussi servir à recenser et illustrer le patrimoine immobilier de fonctionnaires corrompus, dénoncer leur train de vie sans rapport avec leur salaire officiel. Un principe de « naming and shaming » que préconise Sheila Coronel, ancienne directrice du Stabile Center for Investigative Journalism à l’Université Columbia, aux Etats-Unis : « Depuis longtemps, mon hobby, c’est de prendre en photo les domaines et palaces des politiciens fortunés ». Les drones sont venus démultiplier les possibilités de capter des images comme élément d’évidence, de preuve.

Les drones sont très en vogue aux USA, même si leur usage à des fins journalistiques reste interdit, dans l’attente d’une loi d’encadrement demandée par le Congrès pour fixer leurs conditions précises d’autorisation. Plusieurs établissements nord-américains ont inscrit les drones à leurs cursus de formation au « journalisme digital ».

Le College of Journalism and Mass Communications de l’Université Nebraska-Lincoln a ainsi créé le Drone Journalism Lab en novembre 2011. L’Ecole de journalisme de l’Université de Missouri a développé le Missouri Drone Journalism Program – dont les activités extérieures ont été réduites en 2013 après une mise en garde de la Federal Aviation Administration-FFA.

Les partisans du « Drone journalism » craignent que la FFA, tolérante dans le domaine du modélisme en tant que loisir, n’applique courant 2015 une nouvelle loi liberticide – bientôt finalisée - limitant fortement le rayon d’action et la portée de ce type de technologie dans un cadre professionnel.

Une plaie, pour des reporters qui avaient l’intention de recourir à des drones pour filmer la pollution et les ravages sanitaires causés par des sites industriels, d’agriculture ou d’élevage extensifs, par exemple. Avec d’autres, qu’ils soient militants écologistes ou dirigeants d’institutions, ils espérent une prochaine « libération du ciel pour les drones à usage civil », selon l’expression consacrée.

Pour sa part, le journaliste d’investigation américain Will Potter a lancé un appel à financement pour un projet d’enquête intitulé « Drone on the farm », destiné à dénoncer les « usines à viande » que sont les élevages extensifs de type CAFO (« Concentrated animal feeding operations »). Il a déjà récolté plus de 75 000 dollars en quelques mois, mais l’avenir de ce projet reste en suspens. Outre une future autorisation de la FFA et les nouvelles contraintes qui seront imposées, il devra aussi obtenir au préalable celle des propriétaires des usines avant toute prise de vue. Faute de quoi, il risque une amende plus lourde que celle qui pourrait concerner les éleveurs pour « actes de cruauté » envers les animaux.

D’où ce dilemme : comment enquêter avec un drone, s’il faut prévenir à la fois les autorités et les acteurs concernés du plan de vol, de ses intentions exactes et du sujet de l’investigation ? Pour Will Potter, comme pour d’autres journalistes, il s’agit de faire primer l’intérêt public prépondérant, et de se référer pour l’instant à des règles déontologiques proches de celles qui encadrent le recours exceptionnel à la caméra cachée, face au droit à l’image, au respect de la sphère privée et à la protection des données. Une confrontation sur le terrain juridique semble inévitable.

En France, c’est d’ailleurs sur ce terrain que s’est déroulé un récent quiproquo opposant les autorités à trois journalistes de la chaîne qatarie Al-Jazeera : le 25 février, ils ont été placés en garde-à-vue après avoir fait voler un drone à Paris. Leur reportage était consacré aux mystérieux survols nocturnes à répétition de points sensibles de la capitale ces dernières semaines.

Le pilote du drone - un journaliste britannique - a été condamné le 3 mars à une amende de 1 000 euros et son drone, confisqué. Le parquet de Paris a ouvert une enquête pour « vol par aéronef en zone interdite », confiée à la section de recherches de la gendarmerie des transports aériens.

Le 6 mars, quatre autres journalistes, de la Bayerischer Rundfunk (radio-télévision bavaroise), ont encore été interpellés au parc de la Villette, dans le nord de Paris. Depuis le 5 octobre 2014, une soixantaine de survols par des drones ont été constatés au-dessus de centrales nucléaires ou de sites sensibles à Paris, selon le ministre français de l'Intérieur, Bernard Cazeneuve.

En Suisse, l’usage de drones à des fins journalistiques se serait limité jusque-là au simple reportage et à la couverture d’événements divers (sportifs, culturels, catastrophes naturelles, incendies, etc.) A Fribourg, le quotidien La Liberté a ainsi mandaté en ce sens la société Média Drone, qui fournit diverses prestations de captage d’image, pour filmer l'ouverture du pont de la Poya.

Joint par téléphone, son responsable, Michaël Perrottet, nous rappelle les démarches de base : « Pour tout appareil de plus de 30 kilos, une autorisation doit être obtenue auprès de l’OFAC – l’Office fédéral de l’aviation civile. Les nouvelles consignes depuis la loi du 1er août 2014 sont : ne pas survoler une foule de plus de 24 personnes à moins de 100 mètres de distance et pour des questions de sécurité, toujours maintenir un contact visuel permanant sur l’appareil. La demande peut prendre deux mois pour aboutir, selon l’évaluation des risques et de la machine, et coûter de 50 à 700 francs. En Suisse, il y a toutefois encore une certaine tolérance au niveau du modélisme ».

Média Drone n’aurait reçu à ce jour aucune demande à visée d’enquête journalistique : « Nous avons plutôt des mandats à caractère promotionnel et publicitaire. Nous avons déjà été contactés pour quelques demandes concernant de l’espionnage, industriel ou privé : nous les refusons catégoriquement. Nous n’entrons même pas en matière. Il en va de la protection des données privées ".