MONDE
Affaires de financement politique : « jour J » pour Sarkozy
(16/06/2012) L’ex-président de la République française disposait encore de trente jours d’immunité après son départ de l’Elysée le 15 mai 2012. Il devrait bientôt être convoqué par les juges, entre autres pour « l’affaire Karachi », impliquant son premier cercle et menant à des comptes bancaires en Suisse

Gilles Labarthe / DATAS

Aujourd'hui, le président sortant Nicolas Sarkozy perd l’immunité qui l’a protégé pendant tout son quinquennat. Coïncidence ? Les audiences et confrontations avec des acteurs-clé de « l’affaire Karachi » (ventes d'armement de la France au Pakistan, avec rétrocommissions destinées à un financement politique) se sont multipliées ces dernières semaines. A tel point que sa convocation devant les juges serait « imminente », selon plusieurs sources.

Le dernier rebondissement a eu lieu le 30 mai à Genève, avec l’inculpation pour « blanchiment » d’un intermédiaire syrien, Abdul Rahman al-Assir, par le procureur Jean-Bernard Schmid. Avec son ancien associé Ziad Takieddine, sulfureux « homme de l’ombre » franco-libanais, Abdul Rahman al-Assir est au cœur du volet financier de ce dossier, instruit en France par les magistrats Roger Le Loire et Renaud van Ruymbeke. Ces deux « facilitateurs » seraient intervenus dans le cadre du contrat Agosta (portant sur trois sous-marins français vendus au Pakistan) signé en septembre 1994. Des rétrocommissions générées par cet important marché (plus de 800 millions d’euros) auraient servi à financer la campagne présidentielle de l’ancien premier ministre Edouard Balladur – candidat dont Nicolas Sarkozy était le porte-parole et l’un des principaux « lieutenants », à l’époque.

Al-Assir, que le juge Renaud van Ruymbeke recherchait depuis deux ans, devra s’expliquer au sujet de l’utilisation d’un compte bancaire à son nom apparaissant dans ce dossier, et d’argent retiré sur ses instructions en liquide et en francs français (dix millions) sur le compte d’un cheikh koweitien à la banque genevoise SCS Alliance, à quelques jours de l’élection présidentielle de 1995.

Tandis que les médias français voient dans cette nouvelle mise en examen une avancée décisive, le procureur Schmid, contacté à Genève, minimise : « L’instruction suit simplement son rythme de croisière ». Le fait d’avoir retrouvé la trace d’Al-Assir ? « Il vivait depuis des années en Suisse, tout à fait légalement ». En effet, Abdul Rahman al-Assir résidait à Gstaad, depuis des années. Il a finalement été interpellé « à Genève, où il s’était rendu pour un rendez-vous d’affaires ». Jean-Bernard Schmid rappelle le profil atypique de cet homme fortuné, aux multiples passeports, qui a épousé en premières noces la sœur du richissime marchand d’armes saoudien, Adnan Khashoggi - un de ses partenaires en affaires jusqu’en 1985 - puis s’est marié avec la fille d'un ex-ambassadeur d"Espagne à Rabat et au Caire.

A Berne, on examine sans empressement la demande de son extradition vers la France, déposée par Van Ruymbeke. « Les faits sont anciens », justifie le procureur genevois. Al-Assir ne risque-t-il pas d’en profiter pour s’envoler, hors de la Suisse ? « S’il est aussi bien surveillé que les mouvements de capitaux », s’inquiète un journaliste du Canard enchaîné… L’inculpation, mais surtout les témoignages d’Al Assir restent essentiels pour éclaircir ce volet financier de « l’affaire Karachi ».

Un dossier pour lequel Me Olivier Morice, défenseur des intérêts des familles des victimes de l'attentat de Karachi (attentat supposément lié à la fin des versements de commissions sur le contrat Agosta), réclame depuis trois ans la convocation par les juges de Nicolas Sarkozy, « au cœur d’une affaire de corruption d’Etat ». Pour l’avocat, l’ex-président est bel et bien impliqué : ministre du Budget au moment des faits, il a validé la création de la société luxembourgeoise Heine, permettant un montage financier opaque servant à « fluidifier » des commissions versées sur ce contrat. De la même manière, de nouveaux documents révélés avant-hier par le site Mediapart montrent que Sarkozy aurait autorisé, sur la même période, le versement anticipé de pots-de-vin au « réseau Takieddine » lors d'un contrat d’armement avec l’Arabie saoudite.

Depuis 2011, deux proches de Nicolas Sarkozy, Nicolas Bazire et Thierry Gaubert, ont déjà été mis en examen, ainsi que Ziad Takieddine. Mais ce n’est que depuis quelques semaines que brûle vraiment « la maison Sarkozy » : Thierry Gaubert, son ancien conseiller à la mairie de Neuilly et au ministère du Budget, a encore été mis en examen mardi 15 mai 2012 pour « blanchiment aggravé ». Ce sont notamment ses transactions en liquide en mai 1995 sur un compte ouvert à la banque Safdié, à Genève, qui intéressent les juges. Il est accusé par son épouse d’avoir accompagné l'intermédiaire Ziad Takieddine en Suisse pour aller y chercher de « grosses valises de billets » durant la période 1994-95. L’enquête a aussi avancé en ce qui concerne Ziad Takieddine. Se sentant de plus en plus coincé, l’homme d’affaires riposte dans les médias en chargeant Sarkozy : un homme « en train de tomber, lui et son système ».