REPORTAGE
Gaz de schiste : lobbying suisse et grandes manœuvres
(Genève, 22/11/2011) Abandonnés, les projets français d’extraction de gaz et huiles de schiste ? Rien n’est moins sûr. Si trois permis d’exploration dans le sud de la France ont officiellement été abrogés le 13 octobre dernier, les géants énergétiques comme Total et GDF-Suez font toujours pression sur l’Elysée pour maintenir à l’agenda ce type d’exploitation terriblement polluante. Parmi les lobbyistes à la manœuvre, figurent aussi de discrets opérateurs suisses domiciliés à Zoug. Certains sont plus ou moins directement liés à… « l’affaire Elf »

Gilles Labarthe / DATAS

26 février 2011. Plus de 15 000 personnes se réunissent à Villeneuve-de-Berg, au sud de l’Ardèche. Leur objectif : protester contre les projets d’exploitation des gaz et huiles de schiste, concoctés en catimini par des entreprises énergétiques, et avalisés le 1er mars 2010 par le gouvernement français. « On n’avait jamais vu autant de monde ici à une manifestation, depuis celle sur la réforme des retraites », se réjouit Claude Pradal, le maire de cette modeste bourgade de quelque 3 000 habitants. Villeneuve-de-Berg est soudain devenu l’épicentre des mouvements de contestation dénonçant, dans le sillage du film documentaire « Gasland », de Josh Fox [1], les conséquences environnementales et sanitaires catastrophiques résultant de la fracturation hydraulique (voir encadré).

En Ardèche, dans la Drôme, dans le Gard comme dans l’Aveyron, élus communaux et habitants sont consternés. Comment les services de l'ancien ministre de l'Environnement, Jean-Louis Borloo, ont-ils pu signer les permis d’exploration de Villeneuve-de-Berg (qui s’étend sur 931 km carrés), Montélimar (4327 km2, attribué notamment au groupe Total) et Nant (4414 km2), sans en informer explicitement les maires ? A Villeneuve-de-Berg, la population en veut en particulier à la société américano-suisse Schuepbach Energy LLC, détentrice du permis couvrant tout le sud de l’Ardèche, mais aussi de celui de Nant.

« Les atouts de notre département, c’est la nature préservée, les produits bio, les campings en bord de rivière, les gîtes ruraux pour les estivants. Vous imaginez nos garrigues et les gorges de l’Ardèche avec un derrick tous les 1,5 kilomètres ? On n’est pas au Texas, ici ! », s’emporte Angélique. Sa maison est située à quelques foulées d’un ancien puits de forage. Le PDG de ladite société énergétique, le géologue suisse Martin Schuepbach, installé à Dallas, a bien tenté une rapide visite de courtoisie à Villeneuve-de-Berg, pour calmer les esprits. « Il est venu ici, il a acheté quelques bouteilles de vin blanc du pays… Mais on ne se laissera pas faire ».

Depuis, sur la lancée d’un mouvement citoyen initié fin 2010 dans le Larzac, puis à Villeneuve-de Berg, des dizaines de collectifs locaux « Stop au gaz de schiste » [2] ont été créés dans toute la France; des milliers de pages de pétitions signées, envoyées au gouvernement. Avec un succès d’estime : une loi « visant à interdire l'exploration et l'exploitation des mines d'hydrocarbures liquides ou gazeux par fracturation hydraulique et à abroger les permis exclusifs de recherches comportant des projets ayant recours à cette technique » a ainsi été votée par l’Assemblée nationale, puis par le Sénat, le 13 juillet 2011. Pendant tout l’été, les collectifs sont restés vigilants : « Les foreurs tentent de contourner la loi », justifie un responsable.

23 octobre 2011, Barjac (Gard). Malgré un temps pluvieux et maussade, plus de 5 000 personnes affluent pour cette seconde plus importante manifestation nationale des « anti-gaz de schiste » de l’année. L’heure est à un premier bilan, mitigé. Oui, la loi a été votée. Mais ne serait-elle pas destinée surtout à rassurer les électeurs, avant l’échéance cruciale de l’élection présidentielle française d’avril 2012 ? Manœuvre politicienne ou pas, un problème demeure : aucune technique efficace, alternative à la fracturation hydraulique, n’est connue à l’heure actuelle.

Certains opérateurs privés se sont entre-temps pressés de trouver une autre appellation à leurs méthodes de forage : « ils parlent maintenant de « stimulation de la roche mère ». C’est beaucoup plus érotique », plaisante Edouard Chaulet, maire de Barjac et conseiller général du Gard. Pour lui aussi, « pas question de se laisser endormir ». Car si les trois permis de Villeneuve-de-Berg, Montélimar et Nant ont été officiellement abrogés (avec possibilité de recours) le 13 octobre 2011, 61 autres permis restent valides. Plusieurs concernant les gaz et huiles de schiste. Par exemple, celui du Bassin d’Alès, attribué à la société suisse MouvOil. Ce permis exclusif de recherche d'hydrocarbures liquides ou gazeux (permis M 626) court sur 215 km2 dans le nord du Gard et l’Ardèche méridionale.

« MouvOil, nous voilà ! », clame un groupe des manifestants à Barjac, brandissant des pancartes. « Qu’est-ce qu’ils ont, les Suisses, à venir chez nous, polluer nos terres ? », s’énerve un autre. Et d’ailleurs, qui dirige vraiment cette MouvOil SA, domiciliée dans le paradis fiscal du canton de Zoug - tout comme une poignée d’autres opérateurs américano et franco-suisses investissant dans l’exploration des gaz de schistes (lire ci-dessous) ? L’entreprise suisse a prévu de commencer, dans les environs de Barjac, des relevés d’études sismiques avant l’hiver, en vue de l’exploration. Quelques réunions de mise au point avec des élus locaux ont déjà eu lieu. « Nous voulions dire de vive voix à Max Bordenave, le vice-président de MouvOil, qu'ils n'étaient pas les bienvenus dans l'Ardèche et le Gard », explique l'écologiste Guillaume Vermorel.

Message entendu ?

Gaz de schiste : une « filière » Elf ?
La presse écrite suisse n’a jamais publié le moindre article sur la jeune société MouvOil SA, active dans le sud de la France. On retrouve son inscription comme « nouvelle entrée » dans le registre du commerce du canton de Zoug, en date du 26 juin 2008, avec un prête-nom : Hans Stuber, originaire de Risch. Trois mois plus tard, apparaissent d'autres personnes à la direction et au conseil d’administration, dont Jean-Michel Frautschi, originaire de Neuchâtel, Max Louis Bordenave, de Paris, et les Français Jack et Christophe Sigolet, résidents à Corsier, Genève.

Jean-Michel Frautschi, spécialiste de l’exploration et production pétrolière, exerce la fonction de président. Max Louis Bordenave, ingénieur et géochimiste spécialisé dans l’industrie pétrolière, a travaillé dans les années 1970 pour Total au Texas, en Indonésie, puis en France jusqu’en 1993. Il devient vice-président de MouvOil.

Plus intéressant est le parcours de Jack Sigolet, ancien dirigeant de la compagnie pétrolière Elf, ancien bras droit d'André Tarallo, le « Monsieur Afrique » de la société d’Etat. Jack Sigolet, spécialiste des «préfinancements pétroliers» (avance de fonds aux Etats producteurs de pétrole, contre gage de barils de brut), était aussi dans les années 1990 président de la FIBA-Banque française intercontinentale, l'une des banques d'Elf-Aquitaine, gérée avec le clan du dictateur gabonais Omar Bongo. Devenu consultant, il a conseillé des responsables du pétrole angolais - via notamment sa société Crossoil Trading -, ce qui lui a valu dès 2008 l’attention du juge d’instruction genevois Yves Aeschlimann dans les nombreux développements de l’affaire dite « Angolagate ».

Jack Sigolet a échappé à toutes les poursuites prononcées à son encontre dans le cadre de la retentissante « affaire Elf », plus grand scandale français de détournement de fonds et de financement politique sur les recettes de pétrole africain . Il s’en est mieux sorti que son ex-patron Loïk Le Floch-Prigent, ancien PDG d’Elf, condamné en novembre 2003 à 5 ans de prison. Après avoir purgé une peine réduite « pour raisons de santé », Loïk Le Floch-Prigent a lui aussi entamé une nouvelle carrière de conseiller, entre autres pour une société suisse créée à Zoug en janvier 2006 et devenue principal actionnaire de Pétrolia, groupe québécois actif dans l’exploration de gaz de schistes au Canada (69 permis d’exploration obtenus entre 2005 et 2009). Combien de ces anciens dirigeants d’Elf se sont ainsi reconvertis en consultants et lobbyistes du gaz de schiste ?

Gilles Labarthe / DATAS

Le canton de Genève concerné
La technique de la fracturation hydraulique est couramment employée aux Etats-Unis et au Canada par les industriels du secteur. Elle permet de fracturer les fameux schistes renfermant des poches de gaz, d’huile et de pétrole, à plus de deux kilomètres sous terre. Chaque fracturation nécessite d’injecter environ 10 000 mètres cubes d’eau sous pression, mélangée à du sable et à un cocktail de plusieurs centaines de produits toxiques…

Risques de tremblement de terre, pollution des nappes phréatiques, dégagement de gaz à effet de serre dans l’atmosphère… sont les quelques inconvénients liés à l'exploitation du gaz et des huiles de schiste que le député Vert, Christian van Singer, avait déjà relevé dans son interpellation au Parlement suisse, le 28 février 2011. Les autorités fédérales n'ont toujours pas pris de position claire en matière d'exploration du gaz de schiste comme de l'attribution des permis, s'en remettant à la compétence des cantons.

Le Conseil d'Etat de Fribourg a été sensible au problème, annulant en avril 2011 la reconduction d'un permis attribué sur son territoire à Schuepbach Energy GMBH, basée à Zoug. Idem pour le canton de Vaud, qui a rejeté début septembre une demande d'exploration présentée par la même société.

Le canton de Genève est-il concerné ? Oui : dans la partie française du bassin genevois, le permis d’exploration M 615 (932 km2) encercle tout le territoire cantonal, jusqu’à ses frontières. Les Verts genevois viennent de lancer le 17 novembre dernier une pétition transfrontalière [3] pour dénoncer les risques de pollution liés aux activités d’extraction de gaz et huiles de schistes. La députée écologiste Anne Mahrer a par ailleurs déposé une interpellation écrite urgente au secrétariat du Grand conseil, le même jour.

Joint par téléphone, Daniel Chambaz, Directeur général de l’Office de l'environnement du canton de Genève, déplore que l’Etat de Genève n’ait « pas été informé des permis de prospection attribués en France voisine pour les gaz de schiste. Quoi qu'il en soit, il est certain que le canton ne laissera pas faire des sondages dans la cuvette genevoise sans intervenir vigoureusement par le biais des instances transfrontalières ».

Gilles Labarthe,
en collaboration avec Rayane Ben Amor / DATAS

[1] Voir : www.dailymotion.com/video/xhfvhy_gasland_news
[2] Voir notamment : www.stopaugazdeschiste07.org
[3] www.verts-ge.ch/geneve/communiques/non-au-gaz-de-schiste-en-haute-savoie-la-pollution-n-a-pas-de-frontiere.html