SOCIÉTÉ
Un milliard de squatters, le nouveau monde urbain
Dans son livre « Villes de l’ombre », le reporter Robert Neuwirth décrit ses voyages dans les mégapoles de Mumbai, Rio de Janeiro, le Caire et Nairobi. Les images habituelles de violence, misère et insalubrité font place à celles de communautés solidaires, payant leurs factures, résolues à faire de leur bout de terrain « emprunté » un refuge de dignité. Toutes les grandes villes « ont commencé dans la boue », rappelle Neuwirth, dans une enquête qui défie nos préjugés

Philippe de Rougemont / DATAS

Robert Neuwirth, 46 ans, est un journaliste d’investigation pour The Village Voice, The New York Times et Metropolis. Avant de devenir reporter, il était animateur social, rédacteur pour des magazines d’architecture et étudiait la philosophie. La conférence onusienne “ Habitat II ” à Istanbul en 1996 a changé sa vie. “ Me préparant à couvrir la conférence, une évidence me vint qui ne me quitte plus : 70 millions de personnes rejoignent les villes chaque année, et ni les gouvernements ni les ONG ne sont préparés à les loger. Les experts devraient aller à Sultanbeyli et dans d’autres voisinages occupés pour apprendre comment les squatters construisent vraiment la ville ”. Neuwirth voulait enquêter sur ces plus grands bâtisseurs de villes, mais aucune publication ne voulait lui commander son enquête. Finalement, la Fondation Mac Arthur a contribué au financement des voyages. Neuwirth a consacré ensuite plusieurs années à ses recherches pour comprendre, dans les bibliothèques et sur place, le phénomène du squat.

Son livre rappelle que l’établissement de bidonvilles n’est ni récent, ni limité au Tiers Monde. En Europe jusqu’au XIXe siècle parfois, avant que les villes se recouvrent de béton, de verre et d’asphalte, les flots de familles emmenées par l’exode rural viennent y chercher du travail, se construire un abri de fortune puis améliorent peu à peu leur logement, leur domaine public. Ils bâtissent des “ faux-bourgs ”sur des friches inoccupées. La propriété privée est introduite peu à peu et les occupants reçoivent parfois leur titre de bourgeoisie, parfois leur notification d’évacuation.

L’auteur habite aujourd’hui New-York, paie ses loyers et prépare son voyage en Suisse au printemps, où au lieu des bidonvilles il trouvera des squats dans des villes parmi les plus riches du monde. Entretien.


Robert Neuwirth, d’où vient ce terme de squat et de squatter ?

Il date du temps de la révolution américaine contre la Grande-Bretagne, dans les années 1770. Ça veut dire “ s’accroupir ” en anglais. Les gens construisaient leur logement sur une terre qui ne leur appartenait pas. Tout le continent nord-américain a été occupé de cette façon.

Comment les bidonvilles sont-ils devenus les villes “officielles ” que nous connaissons ?

A New York par exemple, vers 1880, les spéculateurs immobiliers, travaillant avec les autorités municipales, ont évacué les villages de squatters, en contraignant les habitants à se raccorder eux-mêmes aux conduites d’eau et d’égouts de la ville. Incapables de financer ou de réaliser de tels travaux, ces derniers ont été évacués. Les promoteurs ont alors pris possession des terrains. A Londres, le Parlement a adopté des lois permettant à l’aristocratie de devenir propriétaire des terrains squattés, et d’en évacuer les habitants.

Vous avez habité deux années des bidonvilles. Comment s’intègre–t-on dans ces communautés ?

Paris est une illusion si on ne voit que l’Arc de Triomphe. Où que je voyage, je me dirige instinctivement vers la partie “ excentrique ” de la ville. Avec les habitants, j’essaie de ne pas prétendre être quelqu’un que je ne suis pas et d’accepter les choses comme elles sont. Ça me prenait habituellement 2 semaines avant de me sentir intégré dans un bidonville. Je me suis aussi préparé en apprenant des rudiments de kiswahili, turc et portugais.

Les bidonvilles sont-ils dangereux ?

On ne m’a jamais agressé. Mais c’est vrai les gens ont peur de s’y rendre. A Rocinha, je voyais passer des touristes visitant les favelas, sans descendre de leur bus. Les médias entretiennent cette peur, déjà en 1858, le New York Times titrait : “ Les squatters sont une terreur et un fléau dans tous les pays ”.

En Suisse, quand on pense squat, on ne pense pas à des familles dans le besoin...

Et pourtant le milliard de squatters d’aujourd’hui, et ceux qui ont fait l’histoire dont je parle dans mon livre sont essentiellement des familles à la recherche de dignité. Ils quittent la campagne, parce que la paysannerie les maintient dans une indigence extrême. La terre peut les nourrir, mais ne permet pas d’acheter du thé, des habits, des fournitures scolaires, de l’huile pour s’éclairer, des soins en cas de maladie, etc.

Qu’est-ce qui vous amène en Suisse ce printemps ?

Un programme du gouvernement suisse invite des journalistes étrangers pour promouvoir l’attractivé économique du pays. On voudra très vraisemblablement me faire passer du temps avec des hommes d’affaires et des architectes célèbres, mais je ne serai pas satisfait si je ne parviens pas à me faire une vision équilibrée de la Suisse. Je suis intéressé à écrire quelque chose sur les squatters.

Qu’attendez vous à y découvrir comme squats ?

J’imagine des bâtiments vides, laissés à l’oubli dans des villes. Les réparations par les squatters seraient plutôt imaginatives et efficaces, mais peut-être pas exactement au goût des normes locales. J’imagine des gens avec une esthétique contestataire, qui peindraient leurs immeubles. Ils seraient plutôt jeunes, des personnes en retrait avec une idéologie politique qui va à l’encontre de la structure politique dominante.

Le mot de la fin ?

L’intégration des bidonvilles dans les municipalités, un procédé qui pourrait se dérouler n’importe où, est préférable s’il est amené par les squatters eux-mêmes, si les gouvernements acceptaient enfin d’assister les voisinages au lieu de les détruire.
Les squatters ne sont pas des criminels, ils sont l’avenir des villes. En 2030, le quart de la population mondiale habitera dans des bidonvilles.


Robert Neuwirth, “ Shadow Cities ” Routledge, New–York, 2005, 320 pages.