REPORTAGE
Des jeans qui tuent
(Istanbul, 09/09/2009) En Turquie, la mode fait de vraies "fashion victims" : les milliers d’ouvriers qui sablent les jeans pour leur donner l’aspect usé, si "tendance" en Europe. Ils n’esquintent pas que la toile de denim, mais aussi leurs poumons. La pratique de "sablage" vient pourtant d'être interdite par le ministère de la Santé, qui a annoncé la fermeture d'une soixantaine d'ateliers. Mais le mal est fait : 43 jeunes travailleurs auraient déjà succombé depuis 2005. Environ 5000 seraient atteints par cette maladie incurable. Ayant travaillé au noir, beaucoup n'ont pas de couverture sociale pour se faire soigner

Cécile Raimbeau / DATAS

S’il a 38 ans, la maladie a déjà ridé le visage de Mehmet Basak. On le sent faible, amaigri. Assis sur le canapé d’un modeste appartement de la banlieue d’Istanbul, il retire le masque de son nébulisateur, cet appareil qui diffuse dans ses poumons des substances l’aidant à mieux respirer. D’épais sourcils et une dense moustache noire encadrent ses joues creuses. Il tousse. Sa femme lui sert un thé sur une table basse, rare meuble de cette pièce où les matelas qui servent à coucher ses sept enfants sont empilés dans un coin.

Mehmet Basak reprend son souffle pour décrire le métier qu’il a exercé entre 1999 et 2007 : «J’étais debout dans une cabine de 4 mètres carrés, tenant une lance reliée à un compresseur réglé à 8 bars. Un collègue me faisait passer des blue-jeans sur lesquels je projetais du sable. A côté, il y avait un réservoir de 600 kilos de sable. Au bout d’une heure et demi, quand il était vide, je disposais d’un quart d’heure de pause, le temps que le collègue le recharge. La cabine était alors si poussiéreuse que j’en sortais méconnaissable. Puis ça recommençait, pendant 12 heures par jour. » Cet ouvrier turc était sableur de jeans dans une entreprise de 350 employés, qui existe toujours. Il se souvient avoir lu sur les étiquettes des vêtements qu’ils sablaient les noms de marques internationales et turques : « Levi’s, Dolce & Gabbana, Mavi Jeans, Collezione… », énonce-t-il.

En Turquie, la technique du sablage a été employée sur la toile de denim dès les années 1990, puis s’est répandue en 2000, à mesure que la mode des blue-jeans au look usé devenait tendance en Europe. Afin de leur donner un aspect délavé ou râpé irrégulièrement, le sablage est plus efficace que le délavage chimique à l’effet trop homogène; plus rapide aussi que le ponçage à la main et moins coûteux que la technologie récente du laser. S’il existe du matériel de sablage sécurisé, l’employeur de M. Basak préférait faire des économies plutôt que de l’acheter. « Il n’y avait quasiment pas de ventilation dans cette cabine, décrit l'ouvrier. Nous utilisions du sable de plage et le patron fournissait juste un masque de chirurgien. Il disait qu’il n’y avait aucun danger pour la santé. »

En 2007, cependant, en regardant à la télévision turque un reportage en caméra cachée dans un atelier (1), M. Basak comprend qu’il encourt des risques graves. « Dès le lendemain, au lieu d’aller travailler, je suis allé voir un médecin ». Il apprend qu’il est atteint d’une affection incurable : la silicose, l'une des plus anciennes maladies professionnelles, diagnostiquée depuis plus d’un siècle chez les mineurs de fond. Il n’a pourtant jamais entendu le moindre coup de grisou. C’est un paysan originaire de Bitlis. Déplacé par le conflit entre l’armée turque et les rebelles kurdes, il a été obligé de vendre sa ferme pour venir travailler à Istanbul.

Jamais aucun cas de silicose n’avait été décrit dans le textile avant que, en 2004, deux sableurs de jeans âgés de 18 et 19 ans ne décèdent. Ils avaient commencé le métier à l’âge de 13 et 14 ans. Dès 2005, plusieurs études de spécialistes turcs tirent la sonnette d’alarme. Puis, en juin 2008, « une épidémie de silicose chez les ex sableurs de denim » (2) est confirmée : la maladie avait progressé en moins de 5 ans, alors que la silicose classique se développe sur 10 à 30 ans. « Au moins 43 ex sableurs sont décédés et l’on estime que 5 000 pourraient mourir sur les 8 à 10 000 qu’aurait compté la Turquie », enrage le Professeur Kiliçaslan, un spécialiste des maladies thoraciques qui suit bénévolement M. Basak et quelques 200 ouvriers silicosés dans son cabinet de la Faculté de médecine d’Istanbul.

Le docteur Kiliçaslan est membre d’un comité de soutien aux ex sableurs, composé non seulement de médecins, mais aussi d’avocats, d’artistes et de syndicalistes insatisfaits par les mesures prises par le gouvernement turc. « Alors que les pays européens ont restreint l’usage de la silice pour le sablage au jet depuis 40 ans, il a fallu attendre avril 2009 pour que le ministère turc de la Santé interdise enfin ce type de sablage ! », dénonce-t-il. Un sacré retard pour la Turquie, si l’on compare par exemple à la Suisse, où l'application de contrôles plus stricts dès les années 1970 et 1980 a entraîné une réduction d'environ six fois le nombre annuel de cas de silicose, dont un grand nombre résultaient d'une exposition antérieure.

Le comité a bien pensé appeler au boycott de ces jeans sablés manuellement au compresseur, mais il faut être un expert pour les identifier. Il réclame surtout la prise en charge systématique de tous les malades. « Ayant pour la plupart travaillé au noir - comme 80% des employés du textile dans le pays - ils ne sont pas en mesure de prouver leur relation de travail. Leurs familles se retrouvent souvent démunies après leur mort ! », s'indigne Engin Sedat, coordinateur du syndicat des travailleurs du textile TEKSIF. Cet abandon révolte aussi Zeki Kiliçaslan : « Seule une poignée de ceux qui viennent à ma consultation bénéficient d’une carte de sécurité sociale. La grande majorité détient une " carte verte " qui octroie aux pauvres l’accès gratuit aux hôpitaux publics. 10 à 15% n’ont rien du tout et devraient payer pour se faire soigner !».

Ce matin, il ausculte Ibrahim Kaya, un malade de 42 ans, père de trois enfants, sans aucune couverture sociale. Trop souffrant pour travailler, démuni, l’homme ne peut plus payer son loyer. Sa famille est hébergée discrètement dans une classe, par le généreux directeur d’une école. M. Kaya a travaillé trois ans comme sableur dans un atelier clandestin qui embauchait au noir 25 personnes. « Quand je croise des jeunes portant des jeans usés artificiellement, je me hais… Dire que je vais payer de ma vie pour cette mode ! », soupire-t-il. Avec ses amis Yilmaz (30 ans) et Adülhamim (28 ans), également condamnés, il se remémore les étiquettes des jeans qu’ils traitaient : « Levi’s, Lee, Tommy Hilfiger, Wrangler… », énumèrent-ils. « S’il est possible que certaines pièces aient été des contre-façons, l’ampleur de l’activité de sablage dans le pays a été telle que les grandes marques sont de toute évidence impliquées », considère Yesim Yasin, une doctorante en santé publique, active au sein du Comité.

Le docteur Kiliçaslan a tant entendu énumérer ces grandes marques qu’il désigne le coupable sans hésiter : « C’est la mondialisation !, tranche-t-il. Les multinationales signent en Turquie des accords avec de grosses entreprises locales en négociant les prix. Celles-ci font appel à des sous-traitants dans le secteur informel qui imposent ces conditions de travail déplorables ! » Selon les statistiques nationales, presque 10 millions d’employés sur 22 millions ne sont pas déclarés. « Il y a très peu d’inspections du travail », fulmine Engin Sedat, qui accuse le lobbying de l’industrie textile. « Les industriels du secteur se plaignent continuellement de la concurrence globale parce que la main d’œuvre est moins chère en Chine et au Bangladesh ! »

Le textile est l’un des piliers de l’économie turque. Il absorbe environ 3 millions d’emplois. Et le segment du vêtement en denim - essentiellement exporté vers l’Europe - s’avère une niche dynamique pour faire face à la crise. Les exportations turques de vêtements en jeans se sont élevées à plus de 2,1 milliards de dollars en 2007. Premiers clients directs : l’Allemagne (398,6 millions de dollars en 2007), la Grande Bretagne (364,3 millions), l'Espagne (203,6 millions), les Pays-bas (179,3 millions), l’Italie (94,7 millions), la France (73,6 millions), puis les USA (41,3 millions), la Suède (35,3) et la Belgique (30,4), selon les chiffres de l’Union des exportateurs de textile d’Istanbul, ITKIB).

Les importations directes en Suisse représenteraient un marché minime, mais il est de toute manière difficile de tracer la route depuis le lieu de production jusqu’à la vraie destination finale. D’autant plus que, pour rester dans la course, les grandes enseignes textiles turques délocalisent leur production en Egypte. « Que se passe-t-il là-bas où les syndicats semblent encore moins tolérés qu’en Turquie ? » , questionne Engin Sedat, rêvant d’obliger les marques à révéler le nombre de pièces sablées qu’elles produisent dans chaque pays. Mais on est loin de cette traçabilité. Et malgré la longue liste de noms de marques recueillis par le syndicat, le comité de soutien et les médias, celles-ci réfutent toute responsabilité. Certaines menaces d’attaquer en diffamation. Levi’s nie sabler en Turquie et certifie posséder un cahier des charges très strict pour encadrer le sablage opéré ailleurs. Garantissant le sérieux des contrôles de ses fournisseurs, le porte-parole de Dolce & Gabbana insiste : « Le sablage exercé selon les normes adéquates est une technique inoffensive, utilisée par la plupart des marques produisant du denim ». De fait, les témoignages d’ex employés au noir dans des ateliers clandestins ou dans des usines qui ont changé de noms ou modifié leurs registres, ne constituent pas des preuves suffisantes devant un tribunal.

Mehmet Basak, lui, en veut surtout à son patron, à qui il avait demandé un poste moins exposé aux poussières dès qu’il a découvert sa maladie. « Me sentant fatigué, je voulais travailler 8 heures par jour au lieu de 12, tout en gardant mon salaire antérieur [de 300 euros par mois] », explique-t-il, de la colère dans la voix. Viré, il s’est lancé à ses frais dans une procédure contre son employeur, également contre l’administration « parce qu’elle a failli à son devoir de contrôle ». Selon TEKSIF, près de 150 ex sableurs malades auraient engagé de telles procédures. M. Basak a fini par gagner, au bout de deux ans, le droit à une pension de 250 euros par mois qui pourra être transmise à sa veuve. C’est peu : la somme couvre à peine le loyer et les charges du foyer.

Il feuillète un album où il a collé les récompenses scolaires obtenues par son fils cadet. « C’est un excellent élève !, se vante-il. Mais quel gâchis ! Depuis que je suis malade, il ne va plus à l’école ! » A 13 ans, le garçon travaille au noir dans l’industrie textile.

Notes :
1 : Des extraits de ce reportage produit par le programme ARENA, diffusé sur Kanal D et la CNN turque, sont visibles sur Youtube, sous le titre : « Silicosis & denim sandblasting ».
2 : « An epidemic of silicosis among former denim sandblasters », M. Akgun, European Respiratory Journal, 25 juin 2008.