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REPORTAGE
ITALIE : résurrection pour un village fantôme des Abruzzes
Au cœur des Abruzzes, montagnes recluses du sud de l’Italie où l’on vit s’éteindre les derniers tourneurs sur bois, est apparue une niche écotouristique inédite. Passion des vieilles pierres et raisonnement durable ont donné naissance à l’Albergo Sextantio, hôtel éclaté dans différentes maisons d’un village abandonné, au destin… métamorphosé : en quelques années, le prix du m² a triplé pour ces ruines à retaper, passant de 400 à 1400 euros le mètre carré ! Les Abruzzes deviendront-elles un futur "Chiantishire", comme l’on rebaptisé les Anglais qui ont investi dans la région, aujourd’hui inabordable ?
Emma Tassy / DATAS
L’idée était un peu folle. Ouvrir un hôtel disséminé, une "albergo diffuso" (tel est son nom aujourd’hui) à travers les pièces de maisons de village réhabilitées avec les mêmes matériaux, le même mobilier que jadis... A Santo Stefano di Sessanio, on s’est d’abord moqué de ce jeune étudiant en philo à l’allure hippie, débarqué par une belle fin de journée tiède, en été, au détour des collines mordorées qui entourent le petit village médiéval. Mais il en fallait plus pour décourager Daniele Elow Kihlgren, jeune héritier italo-suédois d’une famille d’entrepreneurs dans l’acier, qui devait donc tomber en pâmoison devant les vieilles pierres de Santo Stefano et décider de mettre cinq millions d’euros sur la table.
Associé à l’architecte local Lelio Oriano di Zio, qui passera deux ans à retrouver les propriétaires avant d’entamer les travaux de restauration de demeures longtemps inhabitées et souvent en ruines, il rachète un tiers du village et s’installe donc dans cette vallée quasi déserte, abandonnée au 19e siècle pour l’Amérique et des pays frontaliers plus lucratifs. Le projet d’Albergo Diffuso Sextantio est né en 1999, au cœur du Parc National du Gran Sasso et Monti della Laga, à 1250 mètres d’une vallée tapissée d’un pelage félin, à peine chahutée par quelques troupeaux de brebis.
Santo Stefano a un passé prestigieux. Au Moyen-âge, il appartient à la baronnie de Carapelle puis passe au 15e siècle entre les mains de puissantes familles toscanes : les Piccolomini puis les Médicis dont les armoiries trônent aujourd’hui encore à l’entrée du village. Fournisseur officiel de carfagna, une épaisse laine noire très réputée, le village jouit du commerce florissant de la laine en Europe. Prospère, Santo Stefano s’enrichit alors d’un patrimoine architectural complexe – cours, patios, portiques, loggias et bâtisses pré Renaissance – tout en affinant son savoir-faire tisserand.
Une mémoire qui revit aujourd’hui, grâce à la tisserande Assunta Perilli, que Daniel Kihlgren a invitée à s’installer dans un des ateliers-boutiques de Sextantio, juste à côté de la savonnerie artisanale et de la tisanerie. Assunta a appris le métier avec une ancienne de Campotosto, un autre village à 90 kilomètres. Ses couvertures de laines qui ornent la literie de toutes les chambres sont en vente mais « c’est un déchirement terrible à chaque fois que je dois m’en séparer », avoue-t-elle.
Lorsqu’ils se sont vus confiés cette mission de restauration, les architectes Di Zio & Clemente se sont attachés à excaver les volumes, les formes, les pavements et les surfaces originales et d’en maintenir la fonction première. Les chambres resteront des chambres et l’âtre de la cheminée l’âme de chaque lieu occupé. A l’aide de photos d’archives et d’études menées par le Musée ethnographique des Abruzzes, ils travaillent également avec un archéologue médiéviste. Sans occulter le nécessaire confort propre aux standards d’une hôtellerie de charme, la rigueur de la pierre et la pénombre moyenâgeuse s’accompagne d’une technologie de pointe. Le carrelage de pierre reste tiède sous la plante des pieds grâce à un système de chauffage sous le sol.
Nulle pollution invasive d’interrupteurs non plus : un commutateur et un système électromagnétique commandent l’éclairage d’un simple clic ou… d’un simple pas. Minimalistes, les chambres sont équipées d’une cassapanca, bahut contenant le trousseau de la jeune mariée, et d’un madia, meuble en bois qui servait à conserver le pain durant la transhumance.
Les papilles elles aussi ont eu droit à leur résurrection. La locanda Sotto gli Archi est fournie par les producteurs locaux d’épeautre, de pois chiches ainsi qu’une fameuse variété de lentilles protégée par l’association Slow food. Autant de produits anciens qui alimentent le menu inspiré de la cuisine rustique abruzzaise.
La carte n’est pas seulement élaborée par le chef mais également grâce aux recherches de terrain menées par une jeune ethnologue du Musée des Abruzzes, Annunziata Taraschi, qui collecte recettes et tours de main dans les villages alentours. Sauvés des eaux, entre autres mets paysans, les gnocchetti aux haricots blancs servis le 24 décembre ! Dans la salle du petit déjeuner située dans le Palazzo delle Loggette, une antique desserte en bois supporte quelques tasses et un thermos à café aux lignes design.
Au mur, des traces noires de sédimentation de graisse indiquent que l’on y a séché, depuis toujours, les tomes de pecorino. Sur ce point, l’élégant livret présentant la mission de conservation menée par Sextantio le dit fièrement : « l’approche de la conservation inclut la rétention des traces de vie sédimentées dans les enduits, dans les stratifications des bâtiments [et] renvoient au destin de pauvreté des populations de montagne des Apennins ». Ainsi soit-il.
L’aventure de cette albergo diffuso inédite s’est officialisée en 2004, lorsque le Parc National du Gran Sasso et Monti della Laga, la municipalité de Santo Stefano ainsi que la société Sextantio ont signé une carta dei valori (charte de principes), s’engageant à prévenir les constructions de nouveaux édifices dans le village et à protéger les environs de développements indésirables. Inauguré en septembre 2005, l’hôtel possède à présent 32 chambres disséminées sur 4000 m², soit quasiment la moitié du village dont le centre compte 9000 m². On rejoint ces habitations muni d’une lourde clef en fer, au hasard de venelles pavées rétives aux talons aiguilles.
En quelques années, ce patrimoine terriblement romantique a flambé. Les maisons en ruine payées entre 150 et 400 euros le m² par Daniele Kihlgren coûtent aujourd’hui 1400 euros le m². Désert en hiver, Santo Stefano et ses 70 habitants se repeuplent cependant aux beaux jours, passant à 1500 habitants, avec près de trois mille visiteurs par semaine d’avril à octobre. Sept nouveaux restaurants ont ouvert et environ 200 chambres chez l’habitant, dont quelques Bed & Breakfast, ainsi qu’une belle poignée de boutiques ont essaimé ces dernières années. Au bar du village, tenu par un jeune couple du coin, on plaisante volontiers sur les appétits touristiques de Santo Stefano. « Dix personnes par resto ! » s’amuse Gianni, un jeune de Pescara venu restaurer des maisons.
Mais le nouveau visage de ces vallons jadis désolés est-il pour autant parvenu aux oreilles des Américains, des Canadiens ou Belges d’origine abruzzaise ? Oui, ils savent, même de l’autre côté de l’Atlantique, même au Canada, dans les familles émigrées au tournant du 20e siècle. Parfois, des descendants viennent en pèlerinage sur les traces familiales des Abruzzes désolées. Mais les souvenirs restent difficiles, rudes et ventés.
Ceux qui ont émigré ne sont pas revenus et gardent une image honteuse de leur vie au village, où il fallait souvent dormir avec les animaux pour se tenir chaud. Ceux qui sont restés, bon an mal an, gardent la nostalgie d’une vie en communauté où l’on partageait tout. Car désormais, les lieux de vie se font rares : le bar du village à ses heures, et peut-être l’église, dont le prêtre de la paroisse vient de s’éteindre, remplacé par un nouvel arrivant venu…du Tamil Nadu en Inde.
Depuis que cette albergo diffuso a vu le jour, Santo Stefano se trouve au cœur d’un processus en marche. Bien loin des premières jalousies de ceux qui venaient d’ouvrir des chambres, le village doit à présent faire face à un afflux de touristes à haut revenu mais aussi d’investisseurs séduits par les bourgs abandonnés regorgeant de richesses méconnues. 25% des maisons ont été rachetées par des étrangers, lesquels « pour être réaliste, seront probablement les plus soucieux de la conservation du paysage, avance Daniele Kihlgren.
Le problème est celui du gouvernement local: sera-t-il assez courageux pour accepter une « tolérance zéro » ? A la Région, on a déjà lancé le projet Invest Abruzzo, investir dans l’immobilier tout en conservant le patrimoine, mais à une bien plus grande échelle…
Les Abruzzes deviendront-elles le futur "Chiantishire", la région du Chianti rebaptisée ainsi par les Anglais, aujourd’hui inabordable ? A Sextantio, la foi reste inébranlable. Au début de l’été seront inaugurés le spa et le complexe de bien-être ; bientôt le village fonctionnera à l’énergie solaire photovoltaïque. Et depuis 2006, la société s’est élargie à de nouveaux partenaires financiers originaires des Abruzzes pour de futurs projets de restauration dans six autres villages des Abruzzes, Molise et Basilicate. Avec cette clause particulière : un pourcentage des bénéfices sera reversé à la Fondation Sextantio qui lutte contre des maladies endémiques en Ethiopie, au Congo, au Rwanda et au Soudan.
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