REPORTAGE
Mafia : le cran des Siciliens
(Palerme, 18/12/2008) En Sicile, des agriculteurs et des entrepreneurs défient la mafia sur le terrain économique. Les premiers font pousser du blé et de la vigne « anti-mafia » du côté de Corleone, le fief de Cosa Nostra. Ils exploitent en coopératives les terres et les biens confisqués aux chefs mafieux par la justice. Les seconds se soutiennent pour refuser de payer la mafia, grâce à un réseau de solidarité et de « consommation critique » anti-racket. Reportage

Cécile Raimbeau / DATAS

Le "Punto pizzo free" n’est pas un point de distribution de petites pizzas gratuites, n’en déplaise aux touristes qui visitent Palerme. Cette enseigne du centre-ville est la première à afficher en grand un mot tabou, aussi vieux que la mafia. En dialecte sicilien, "pizzo" n’évoque rien qui comble l’estomac, mais signifie « racket ». S’il nourrit bien quelqu’un, c’est le truand qui le soutire, et ses chefs de Cosa Nostra. « Nous exposons les produits de 70 commerçants et industriels qui ont dit non au pizzo, en adhérant à la chartre du mouvement Addiopizzo », expliquent les fondateurs de cette boutique, Fabio Messina et Valeria Dileo. Leurs rayons sont garnis de pyjamas, de casquettes ou de lunettes « pizzo-free », de vins et de pâtes « anti-mafia » (voir encadré).

Selon une étude de 2006, 80% des commerçants de Palerme payaient jusqu’ici le pizzo. La pratique est généralisée sur toute la Sicile, mais rien que dans cette province, la valeur extorquée s’élevait à 220 millions d’euros par an - soit l’équivalent de 175 euros par habitant. Pour la mafia qui a bien d’autres revenus illégaux, le pizzo est surtout un instrument de contrôle du territoire. C’est pourquoi les Siciliens accablés par l’emprise mafieuse sur leur société et son économie s’accordent à applaudir l’initiative Addiopizzo. Elle a été lancée en 2004 par des jeunes, initiés dans les syndicats d’étudiants. Elle a fait mouche : un matin, sur les murs du centre ville, des autocollants placardés ont soudain crié à la face des Palermitains : « Un peuple entier qui paie le pizzo est un peuple sans dignité ! ».

« Les fils de commerçants ont commencé à questionner leur père : « papa dis-moi, est-ce que tu paies ? » Et les bons pères de famille qui payaient en silence, dans la souffrance depuis 3 ou 4 générations, n’ont pas supporté cette confrontation ! ». Voilà ce que nous explique Davide Grassi, fils de Libero Grassi, un chef d’entreprise assassiné en 1991 parce qu’il refusait déjà de payer sa « dîme ». Davide Grassi, aujourd’hui bon quinquagénaire, a repris l’usine de son défunt père. Il compte parmi les 313 commerçants et industriels de Palerme listés par Addiopizzo parce qu’ils ont certifié ne pas ou ne plus payer. On trouve leur adresse sur Internet. Les consommateurs qui refusent d’entretenir indirectement la mafia en achetant des produits rackettés savent désormais où faire leurs courses. 10 000 citoyens responsables ont déjà signé leur adhésion au mouvement. « Nos listes de consommateurs et de commerçants augmentent de jour en jour. Mais notre objectif est plutôt d’amener les entrepreneurs à dénoncer les racketteurs », souligne le porte-parole d’Addiopizzo.

L’organisation s’est portée partie civile dans plusieurs affaires de racket en cours de jugement au tribunal de Palerme. D’un côté, elle est solidaire d’une quarantaine d’entrepreneurs qui ont osé dénoncer leurs racketteurs en dépit des menaces. De l’autre, elle est plaignante contre ceux qui refusent de dénoncer, alors que leurs noms sont apparus sur une autre liste : celle de Salvatore Lo Piccolo, un « parrain » arrêté il y a un an, qui tenait un registre nominatif et très détaillé du pizzo qu’il encaissait.

« Ce n’est pas la peur qui justifie le refus de ces gens de dénoncer. C’est un problème culturel. Certains semblent se méfier davantage de la justice que de la mafia », soupire Enrico Colajani, le président de Libero Futuro. Cette association, proche d’Addiopizzo, réunit trente entrepreneurs ayant dénoncé leurs racketteurs. Elle les accompagne dans leur procès. « Chaque personne qui décide de porter plainte a besoin d’une vraie tutelle. Les dénonciateurs courent des risques : intimidations de la mafia, voiture qui brûle, pressions des banques et de la famille, inquiète… La confiance et l’unité sont nécessaires », souligne cet activiste.

Le père de Davide Grassi, en effet, s’était retrouvé très isolé. Pire, la Confindustria sicilienne - syndicat des grands patrons - l’avait lâché, niant l’existence même du pizzo. Signe que les temps changent : il y a un an, son nouveau président, Ivanhoe Lo Bello, s’est excusé publiquement. Après des décennies de silence, malgré les réticences d’une partie des patrons, il a annoncé que ceux qui paieraient le pizzo seraient désormais radiés de son organisation. Avec l’aide de Libero Futuro et d’Addiopizzo, épaulés par de vaillants magistrats et par des forces de police, des secteurs de la Confindustria sicilienne se sont récemment mobilisés contre le pizzo. Si cette rébellion reste très minoritaire, elle n’est pas sans inquiéter la mafia sicilienne. Mi-novembre, comme dans un mauvais film, le président des industriels d'Agrigente a reçu un sinistre colis : un cercueil miniature, surmonté d’une croix…

(encadré 1)
Du vin et des pâtes « antimafia »
Angelo Sciortino a enfin trouvé un travail qu’il peut déclarer. « J’avais toujours plus ou moins été au chômage. Sauf le temps des récoltes : payé 40 euros par jour, et au noir », raconte ce trentenaire originaire de la campagne sicilienne. Une campagne qui s’étale entre Corleone, le fief des parrains de Cosa Nostra, et San Giuseppe Jato.

C’est sur ces terres de très mauvaise réputation, rendues tristement célèbres par le film de Francis Ford Coppola, que la coopérative agricole Placido Rizzotto fournit désormais un emploi à une quinzaine d’associés permanents - dont Angelo. « Le travail en toute légalité est notre réponse à la mafia ! », s’exclame Francesco Galante, le porte-parole de cette ferme pas comme les autres qui exploite 150 hectares de terres confisquées à Cosa Nostra.

Le projet a vu le jour en 2001, à la suite de l’application de la loi sur l’usage social des biens confisqués ; loi qui avait été promue par l’organisation Libera Terra (« Terre libre »). Selon cette loi, les champs et autres biens saisis par la justice à la mafia restent la propriété de l’Etat ou des communes, mais leur usage pour le bien commun est confié à des réseaux associatifs.

« Les débuts ont été durs », se souvient Mimo Anselmo, l’un des fondateurs. « Ma famille était réticente. La mafia a tenté de nous décourager en incendiant la récolte… Les deux premières années, nous avons travaillé sans salaires et sans trop d’aides financières ». Il fallait investir. Les banques ne prêtaient pas d’argent. Les coopérateurs n’arrivaient pas à trouver de fournisseurs. Personne ne voulait leur louer de moissonneuses et la main d’œuvre faisait défaut.

Découragés, des anciens ont abandonné. Puis des jeunes comme Francesco et Angelo ont pris la relève. « Aujourd’hui, les gens viennent nombreux nous solliciter pour du travail ! », se réjouissent les coopérateurs qui emploient 25 travailleurs saisonniers déclarés, payés 60 euros par jour. Deux autres coopératives siciliennes Libera Terra ont été ouvertes pour exploiter biologiquement une centaine d’hectares chacune de terres confisquées aux « parrains ».

« Nous produisons 400 000 bouteilles de vin et un million de kilos de pâtes anti-mafia par an », énumère Francesco Galante. Plus qu’un beau bilan commercial, c’est tout un symbole sur ces sols longtemps envahis par la mafia, le chômage et l’économie souterraine. « Dans toute l’Italie, la valeur des terres saisies s’élève à 7 milliards d’euros. Mais la bureaucratie freine le processus d’attribution », regrette M. Galante.

Cécile Raimbeau / DATAS


(encadré 2)
Quand libéralisme et globalisation renforcent la mafia
« Les forces du mouvement anti-mafia ? Elles tiennent à la présence de plus en plus d’entreprises légales et à celle de nombreux jeunes qui ont vécu l’assassinat du juge Falcone en 1992 comme un électrochoc ». Voilà l’analyse de Vito Lo Monaco, directeur du centre d’études Pio de la Torre, consacré à la prévention de la criminalité mafieuse. Le spécialiste modère : « Le problème, insiste-t-il, c’est qu’il n’y a pas de soudure entre cette société civile et le monde politique ».

Même son de cloche au centre Giuseppe Impastato, dédié à la documentation sur la mafia. Son président Umberto Santino rappelle : « Ces initiatives anti-mafia sont encourageantes, mais minoritaires. Rien à voir avec le mouvement anti-mafia paysan des années 1940/50 qui avait mobilisé 700 000 personnes ! Il a été défié par une répression féroce et des centaines d’assassinats qui ont produit l’immigration de un million et demi de Siciliens. Les partis de gauche locaux ne se sont jamais relevés ».

Pour cet historien, on ne peut pas lutter contre la mafia sans s’attaquer à la bourgeoisie mafieuse sur laquelle s’appuie son pouvoir. « Sans son système de relations avec des hommes de la finance, des entrepreneurs, des hommes de la politique, des administrations et des institutions, la mafia serait juste un phénomène criminel pas si dur à combattre ». Or, il y aurait une contradiction entre les efforts de lutte contre la mafia au niveau criminel et le triomphe du modèle économique et culturel proposé par Silvio Berlusconi.

Umberto Santino dénonce « la privatisation de la législation en fonction des intérêts personnels propice à l’impunité ». L’avis est partagé par Vito Lo Monaco, pour qui « les messages émanant de la droite berlusconienne sont nuisibles : moins de respect pour les lois, liberté pour l’évasion fiscale… Ce "faites ce que vous voulez" est contraire aux efforts d’éducation à la légalité. A l’heure de la crise et de l’affaiblissement bancaire, la mafia dispose de beaucoup de liquidités grâce à ses activités illégales. Et elle se renforce en pénétrant dans l’économie légale », s’inquiète M. Lo Monaco. Il met en garde : « Localement, à travers le racket et l’usure, Cosa Nostra créé une accumulation primaire de capital ».

Il faudrait une volonté à la fois régionale, nationale et internationale pour combattre le recyclage de l’argent sale. Et Vito Lo Monaco de fustiger les paradis fiscaux, tout en réclamant un registre des dépôts sur les comptes en banque qui faciliterait l’investigation des magistrats. Le patrimoine de la mafia italienne est estimé à 1 000 milliards d’euros.

Cécile Raimbeau / DATAS

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