ANALYSE
Renseignement privé : des activités hors de contrôle
(16/09/2008) Un récent scandale vient d'éclater en France autour d'une mission d'espionnage de salariés: elle aurait été demandée par la patronne du MEDEF et confiée en sous-traitance à Iris Consultants par la succursale française de Kroll, leader mondial du renseignement et de « l'intelligence économique » (IE). Qui contrôle en Suisse le business des officines et agents privés de renseignements?

Gilles Labarthe / DATAS

Tandis qu’en Suisse on commence à prendre connaissance de l’ampleur des activités d’espionnage qui peuvent être effectuées au détriment d’associations militantes comme ATTAC-Vaud ou le Groupe anti-répression de Lausanne (GAR), la France est secouée depuis plusieurs semaines par un scandale d’une autre nature : l’espionnage de salariés d’entreprise.

L’affaire a éclaté au grand jour après la publication cet été d’un livre détonnant : dans "Allez-y, on vous couvre" (1), l’ancien gendarme Patrick Baptendier, reconverti en « agent de surveillance privé », raconte comment il a été mandaté par diverses officines pour espionner des victimes très diverses. D’abord un patron d’entreprise (Pierre Bellanger, de la radio Skyrock), puis un ancien député UMP (Alain Marsaud), une journaliste d’investigation (Ghislaine Ottenheimer)... plusieurs personnalités du milieu des affaires, du monde politique ou de la scène médiatique ont fait, à leur insu, l’objet de filatures serrées.

On le sent écoeuré, Patrick Baptendier. Assez pour balancer le nom de certains de ses clients, commanditaires directs ou indirects de ces opérations de fouine indélicates: le groupe Vincent Bolloré, les Mutuelles du Mans Assurances, ou même la « patronne des patrons d’entreprise », Laurence Parisot, présidente du MEDEF. Parmi les « cibles » de Patrick Baptendier, figurent aussi de simples employés, déjà pressurisés par la concurrence et des conditions de travail éprouvantes.

L’agent privé de recherche (APR, dans le jargon des initiés), qui avait monté sa propre société de surveillance et de renseignement Iris Consultant, a ainsi été mandaté en novembre 2005 pour surveiller les allées et venues aux abords et dans l’enceinte de la société familiale Optimum, que Laurence Parisot dirigeait encore fin 2005 et où des vols de matériel avaient auparavant été constatés.

Selon l’auteur, sa mission ne s’arrêtait pas là : il s’agissait aussi d’effectuer « une enquête sur le passé judiciaire et les antécédents de six salariés ». Patrick Baptendier soutient que cette demande expresse de divulgation de données confidentielles sur ces six personnes lui a été formulée et payée par son commanditaire : « la société Kroll Associates, qui est une des sociétés les plus influentes dans le monde de l'enquête et de l'investigation ». Kroll Associates est le premier géant américain de l’intelligence économique. La société, fondée à New York en 1972, compte 60 bureaux dans 25 pays, et 4000 consultants.

Le « grand déballage » de Baptendier, qui estime s’être fait lâcher de tous les côtés et n’a plus rien à perdre, est contesté par Laurence Parisot : « Jamais, jamais, je n'aurais demandé, je ne demanderais jamais, à ce qu'on puisse surveiller des salariés d'une entreprise que je dirige. C'est comment dire, le contraire de ce que je pense de la vie en entreprise », s’offusquait cet été la patronne des patrons.

Laurence Parisot a promis de mener l’affaire devant un tribunal. Le procès sera certainement très instructif : Patrick Baptendier souligne dans son livre qu’il n’aurait jamais pu obtenir autant d’informations sur des particuliers sans le concours précieux de la DST - Direction de la surveillance du territoire. La DST, chargée de surveiller le secteur du renseignement privé et « obsédée par la défense des intérêts économiques français », avait en effet la société anglo-saxonne Kroll dans son collimateur, nous confirme un spécialiste.

C’est bien la DST qui aurait fourni une multitude de données confidentielles, extraits de fichiers d’administration informatisés, à Patrick Baptendier, contre la promesse que ce dernier tiendrait les renseignements français informés des différentes « cibles » de Kroll. La « tentative d’infiltration » jouait sur le fait que Kroll n’emploie qu’une dizaine de permanents à Paris, mais s’appuie sur des structures plus petites comme Iris Consultants pour glaner certaines informations sensibles. Fiches de police, données bancaires, relevés téléphoniques de particuliers… Patrick Baptendier aurait tout obtenu de la DST, en échange de ses « tuyaux » sur Kroll.

Cette affaire de collaboration de la DST avec un APR, qui vend ensuite les données confidentielles obtenues à une société privée, prend une résonance particulière : elle survient au moment où la création des fichiers EDVIGE (Exploitation documentaire et valorisation de l’information générale, lancée par décret et en catimini en pleines vacances d’été), soulève une importante polémique devant l’Assemblée nationale et divise même le gouvernement.

Ce fichier policier d’informations générales reprendrait la grande majorité des quelque 1 300 000 dossiers individuels archivés depuis 1991 par les Renseignements généraux. « Il prévoit de ficher les mineurs dès 13 ans et peut contenir des informations sur les orientations sexuelles et la santé des individus », s’inquiétait il y a quelques jours le quotidien Libération.

En France, il existe déjà plus d’une trentaine de fichiers policiers similaires. Sans compter de nombreux fichiers civils, dont les informations confidentielles sont éventées - parfois par manque de vigilance, souvent contre rétribution à des fonctionnaires, ou de menus services. Le développement à tout crin de l’informatisation et d’Internet facilite aussi le travail de collecte. Obtenir les « infos de base » sur quelqu’un, auprès d’un APR ? Comptez « environ 350 euros », estime Patrick Baptendier. Pour connaître son « environnement complet », c’est « entre 700 et 1 000 euros ». Le tarif serait bien plus cher en Suisse, mais « on peut tout savoir. Il suffit de mettre le prix », nous garantit à Genève un connaisseur.


(1) Patrick Baptendier, "Allez-y, on vous couvre", éditions du Panama, juin 2008.

(encadré 1)
L’intelligence économique en Suisse : « un peu la jungle »
Spécialiste en analyse, Nicolas Giannakopoulos préside l’Observatoire du crime organisé (OCO) à Genève et suit de près le monde particulier des officines privées d’intelligence économique (IE). Interview express

(DATAS) Existe-t-il en Suisse une commission fédérale chargée spécifiquement du suivi des activités de sociétés de renseignement privées opérant sur le territoire de la Confédération? Ou un projet d'enquête parlementaire, des interventions parlementaires en ce sens ?
- (Nicolas Giannakopoulos) Non, aucune. Et aucun projet parlementaire, à ce que je sache.
Alors, quel organisme s'en charge ?
- Aucun !
Si la DST cherche en France à mieux cerner l'activité des sociétés privées actives dans l'IE ou travaillant avec des APR, qu'en est-il en Suisse ?
- Rien du tout…c’est un peu la jungle il est vrai. Les seules activités soumises à des autorisations, permis et autres certificats sont les activités de détective privé et de protection (physique, des lieux, etc.).
Il faut un permis et une inscription au registre du commerce pour exercer l'activité de détective en Suisse. Où trouver une liste exhaustive des sociétés enregistrées ? Existe-t-il une liste pour les APR, les IE ?
- Oui, l’activité de détective est enregistrée et reconnue comme telle. Mais on ne trouve pas de liste de sociétés enregistrées sous cette activité actuellement en Suisse. En ce qui concerne l’IE, terme parfaitement franco-français… il n’y a ni autorisation, ni législation, ni autre chose. C’est en l’occurrence le code pénal ou le code des obligations qui s’applique. En ce qui concerne l’enregistrement, si on veut exercer une activité en Suisse, il faut s’inscrire au registre du commerce. Sinon, on ne peut pas émettre de factures, tout simplement.
Y a-t-il déjà eu un cas de friction notoire entre agents fédéraux et APR étrangers sur un dossier en vue ? Lequel ?
- Il y a bien longtemps… à Genève. Mais sinon, c’est assez bien compartimenté et les relations restent assez bonnes entre les privés et les autorités, qui sont elles-mêmes très fractionnées (Confédération, cantons, etc.). Même s’il devait y avoir un contrôle normatif sur ce genre d’activités, on ne sait pas très bien qui, des cantons ou de la Confédération, devrait s’en occuper tant au niveau législatif qu’au niveau applicatif.

Propos recueillis par
Gilles Labarthe / DATAS

(encadré 2)
Une sous-traitance parfaitement légale…
Patrick Baptendier souligne dans son témoignage combien les données de fichiers administratifs, informatisés de surcroît, sont faciles à se procurer pour un APR. En tapant dans le fichier des immatriculations, permis de conduire, dossiers à l’URSAFF (Union de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d'allocations familiales), à la Sécurité sociale ou dans ceux du Ficoba (fichier de comptes bancaires), on peut retrouver profession, coordonnées, photo, parcours professionnel, employeurs, famille et liste du patrimoine d’un individu... Les APR peuvent utilement compléter leur dossier avec quelques informateurs bien placés parmi des fonctionnaires ou dans les organismes bancaires, milieux judiciaires, hôpitaux ou télécommunications.

De telles activités posent la question des limites de la divulgation et du monnayage de données confidentielles, qui portent atteinte à la vie privée (art. 13 de la Constitution fédérale, Loi fédérale sur la protection des données, Ordonnance relative à la loi fédérale sur la protection des données, art. 28-28l du Code civil suisse…).

Certaines officines d’intelligence économique font une nette distinction sur ce point : elles se concentreraient sur le domaine financier et ne se mêleraient pas de la vie privée des individus, ni de « planquer » ou d’effectuer des filatures. « En ce qui concerne le travail de Kroll à Genève, je ne suis pas au courant de tout ce qu’ils font. Il faudrait peut-être leur demander directement… mais je sais qu’il ne font pas du travail de détective privé, ça c’est sur », résume une source proche du dossier. Cette limite (« pas de vol de documents, pas d’écoutes téléphoniques, pas de corruption de fonctionnaires ou d’officiers… » ) a été réafffirmée lors d’une présentation officielle des activités de Kroll Associates en octobre 2006, dans le cadre de conférences sur l’IE parrainées par la Chambre de commerce genevoise.

Contacté à Genève, le bureau de représentation commerciale du géant américain Kroll Associates n’a pas souhaité communiquer pour l’heure sur les allégations de Patrick Baptendier, ni sur la possibilité de faire sous-traiter certaines recherches plus pointues et personnalisées par des APR ou autres « spécialistes ». Sur la forme et sous réserve des autorisations ad hoc, une telle possibilité existe de manière tout à fait légale, en France, comme en Suisse.

Certaines personnes bien placées en ont déjà fait la douloureuse expérience. En mai 2004, l'avocat suisse Bernard Meyer-Hauser, alors président du tribunal qui devait arbitrer un conflit entre deux fonds d'investissements étrangers, s'était plaint à la police fédérale d'avoir été pris en filature par des agents employés en sous-traitance par Kroll. Ces derniers avaient aussi fouillé dans ses poubelles et tenté d'obtenir des relevés de son compte bancaire.

Gilles Labarthe / DATAS