ENQUÊTES
Football: ce qui ne tourne pas rond dans les transferts de joueurs
Tournant à plein régime, le marché international du transfert des joueurs de football pèse des centaines de millions d’euros par an. Il s’empêtre dans les scandales à répétition : pots-de-vin, détournement d’argent… le principe très controversé d’une certification indépendante refait surface : elle viserait à contrôler les pratiques des agents sportifs et la valse des millions planqués dans les paradis fiscaux, dont la Suisse

Gilles Labarthe / DATAS

Le coup d’envoi du championnat Euro 2008 est donné. Jusqu' au 29 juin, fervents supporters ou téléspectateurs occasionnels verront des centaines de footballeurs évoluer sur des pelouses fraîchement tondues. Que font-ils dans la vie, tous ces joueurs composant les 16 équipes en lice, quand ils ne courent pas derrière un ballon ? Ils courent d’un club à l’autre, téléguidés par des managers voraces, à la recherche de contrats mirobolants.

Exemple : Ruud van Nistelrooy. Le fameux joueur hollandais est devenu avant-centre du Real Madrid en 2006. Montant du transfert : 15 millions d’euros. Voyageant dans l’autre sens, l’Espagnol Fernando Torres a « porté à bout de bras l’Atlético de Madrid durant de longues années », comme nous l’explique le magazine sportif Onze. Il a finalement « trouvé on paradis à Liverpool ». Montant du transfert : 30 millions d’euros…

Les clubs de foot, soutenus par de gros actionnaires (Canal +), des sponsors (Nike ou Adidas), ou introduits en Bourse, regorgent de moyens pour attirer les champions. L’activité d’agent sportif spécialisé dans les transferts est donc devenue très rentable. Elle est aussi très exposée aux risques de pots-de-vin, détournement de fonds et blanchiment.

Le problème des millions détournés par ces agents à l’occasion d’un transfert a bien été illustré lors d’un dernier scandale : l’affaire Paulo Miranda, joueur brésilien vendu aux Girondins de Bordeaux en 2001. Le club français a déboursé l'équivalent de 4,28 millions. Seulement 1,44 millions sont effectivement entrés officiellement sur le compte du club brésilien. La différence (2,84 millions) étant passée par des banques, en Suisse et aux Etats-Unis… sans avoir jamais été enregistrée par la Banque centrale du Brésil, donc le fisc local…

Le quotidien O Globo, principal journal de Rio de Janeiro, a consacré en septembre 2007 une page entière à ces transferts nébuleux, qui peuvent mettre en jeu des sommes dix fois supérieures au cas évoqué ci-dessus, pour un seul joueur « bien coté ». Le rôle opaque des sociétés offshore et des paradis fiscaux revient toujours. Celui de la Suisse, aussi (lire ci-dessous). Et cette question : quel organisme s’occupe de surveiller ces transferts, et d’exiger la transparence sur ce marché international des joueurs, véritable foire d’empoigne ?

Au sommet, la Fédération Internationale de Football Association (FIFA, association de droit suisse fondée en 1904 dont le siège se situe à Zurich). Andreas Herren, porte-parole de la FIFA, nous confirme que « la registration des agents se fait selon un règlement mondial ». La question du contrôle de leur activité a encore été débattue en octobre 2007 lors d’un « Congrès international sur le règlement FIFA relatif au statut et au transfert des joueurs »... Mais ni la FIFA dirigée depuis des lustres par le Suisse Joseph Blatter, ni l’UEFA (Union des associations européennes de football) ne semblent vouloir se doter de moyens contraignants pour traquer la valse des millions.

C’est ce que dénonce François Raud, ancien militaire de carrière et passionné de football, qui tente depuis plusieurs années de « vendre » avec son collègue français Bruno N’Gotty - l’ex-footballeur de l’OL, PSG, OM, Bolton, Milan AC - son processus de certification des agents sportifs (lire encadré).

François Raud a démarché les deux associations faîtières depuis 2004 pour leur démontrer la nécessité d’un tel processus, confié à une société indépendante. Sans succès, regrette le protagoniste : « Cela n'a rien donné, les transferts de joueurs, c’est un dossier trop sensible ». Pourtant, il y aurait de quoi faire : leurs systèmes de contrôle de transferts « ne fonctionnent pas. Ce dont nous avons besoin, c’est d’une législation européenne qui nous permettrait de regarder dans les comptes bancaires d’un agent qui pourrait être enregistré à Monaco ».

Marcel Benz, chef de la section des services légaux et des licences pour les clubs de l'UEFA, nous confirme que le contact a bien été établi avec la société de certification dirigée par François Raud, mais qu’après discussion, ils ne sont arrivés « à aucune conclusion commune ».

Controversée, cette initiative de certification indépendante est pourtant soutenue par plusieurs instances professionnelles du milieu du football français. Les scandales à répétition montrent qu’elle va dans le bon sens.
En Angleterre, les institutions du football ont même mandaté en janvier 2004 une société d'investigation afin d'enquêter sur les allégations de transferts douteux et de débusquer des montages financiers illégaux. L’enquête – Quest report - a été dirigée par Lord Stevens, ancien commissaire de la Metropolitan Police. Pas moins de 362 transferts ont été examinés, pendant deux ans. Verdict, rendu public il y a tout juste un an : au moins 50 transferts effectués en ignorant les règles, et 17 transferts douteux bénéficiant mystérieusement à des « tierces personnes ».

En France, une douzaine de procédures ont fini récemment devant les tribunaux, impliquant le PSG, l’OM, le RC Strasbourg... La Fédération française de football vient d’ailleurs de suspendre fin mars 2008 trois agents de joueurs enregistrés en France, avec retrait (très) temporaire de licence et sursis.

L’opacité des transferts, c’est aussi le constat inquiétant dressé par un rapport d’information déposé à l'Assemblée nationale en février 2007. Il met en lumière des pratiques frauduleuses, des comportements mafieux…. Michel Platini a lui aussi sonné l’alarme. Dans une lettre envoyée début septembre à l’ensemble des chefs d’Etats de l’Union Européenne, le président de l’UEFA réclame leur aide en vue de « protéger le football d’un mercantilisme qui l’assaille de toutes parts ». De son côté, le Parlement européen a également recommandé la création d'une Agence pour la transparence financière dans les clubs de football.

Plus de transparence sur le marché des transferts, c’est ce que Lord Stevens recommandé à la FIFA. Assurer la traçabilité comptable des flux financiers, c’est aussi une des propositions qui revient en première ligne. Mais comment obtenir cette clarté si l’accès aux comptes bancaires des agents reste fermé ? Si le fruit des transactions termine sa course dans des paradis fiscaux, ou en Suisse ?

En attendant que justice se fasse, le marché international du transfert de joueurs continue de tourner à plein régime. Un mercato dopé par les championnats, les droits à l’image, les droits de diffusion des matchs arrachés par des chaînes TV privées, la publicité et l’ensemble « de la manne télévisuelle », comme le soulignent les experts. Tout un spectacle.

Gilles Labarthe / DATAS

(encadré 1)
La face cachée du « foot business »
« Dans l'ignorance de ce qui se trame en coulisses, vous, supporters, téléspectateurs, continuez à alimenter la pompe à fric qui irrigue le foot business et salit le beau jeu. Jusqu'à quand ? » L’interpellation nous vient de Jérome Jessel et Patrick Mendelewitsch, dans leur livre d’enquête La face cachée du Foot Business [1]. Le premier est un journaliste français, le second un spécialiste de la veille concurrentielle et de l'intelligence économique, fin connaisseur de l’univers des annonceurs publicitaires mondiaux, qui a également exercé la fonction d'agent sportif agrée par la FFF et la FIFA. Leur ouvrage, publié l’automne dernier, décrit « un milieu régi par les comportements mafieux, où des stars sont trimbalées de club en club via des sociétés off-shore. Un monde qui, grâce à l'intrigante bienveillance des instances et des fédérations, vit au-dessus des lois ». Une véritable « foire aux joueurs qui, pour les dirigeants, pèse plus lourd que la course aux trophées ». Dans le « foot business », le nerf de la corruption, ce sont les transferts. Ils impliquent de nombreux intermédiaires et manipulent de grandes quantités de cash. Ce qui favorise le développement de comportements frauduleux. Le laxisme des pouvoirs publics laisserait presque carte blanche à la grande criminalité pour organiser ses opérations de blanchiment et de noircissement de capitaux dans un secteur économique encore trop peu surveillé. On apprendra ici que « la FIFA et AI-Qaïda peuvent avoir les mêmes mécènes ; qu'un patron emblématique d'un club français est également propriétaire d'un site de paris en ligne où sont engagés les matchs de sa propre équipe ; ou que l'origine de la fortune de Roman Abramovitch, patron de Chelsea et nouveau tsar du foot anglais, est le fruit du casse du siècle orchestré par le Kremlin »...
La France, qui a traversé de nombreux scandales liés à la gestion des clubs de football, est bien impliquée. Certains hommes politiques aussi. Le Parti socialiste avait demandé une commission d’enquête parlementaire sur le sujet de ces opérations de transfert de joueurs. Elle lui a été refusée. Depuis, plusieurs députés sont montés au créneau, dont Gaëtan Gorce (PS), Henri Nayrou (PS) ou Dominique Juillot (UMP). Ce dernier a depuis présidé la mission d’information auprès de l’Assemblée nationale sur « les conditions de transfert des joueurs professionnels de football et le rôle des agents sportifs », mise en place en octobre 2006 et composée de onze députés. Leur rapport final[2], corrosif, pointe des dysfonctionnements inquiétants.

Gilles Labarthe / DATAS


(encadré 2)
Quelle certification européenne pour les transferts ?
Joint par téléphone, François Raud revient sur les débuts difficiles de sa société de certification Bridge Asset - récemment rebaptisée European Sport Certification (ESC, dont il est l’actuel directeur général). Il y a peu, Bridge Asset était encore une société de droit suisse, dont le joueur Bruno N’Gotty avait financé 80 % du dossier. Il a fallu se séparer du co-fondateur David Fray (second actionnaire), licencié en 2004 pour mauvais agissements, et finalement condamné pour abus de biens sociaux en février 2007 par un tribunal correctionnel français à 12 mois de prison avec sursis, 224 000 euros à payer de dommages intérêts.
Le personnage, connu pour avoir déjà fait capoter plusieurs sociétés auparavant, aura suffisamment terni l’image de Bridge Asset. Il reste que la création d’une agence indépendante chargée de contrôler et certifier les agents de Football en Europe a été plutôt mal reçue dans le milieu professionnel, malgré quelques soutiens bien placés : « On a l’appui de Philippe Piat (président de l’Union nationale des footballeurs professionnels – UNFP, et président du syndicat européen des joueurs, FIFPRO) qui a reconnu le problème des agents de transferts. Il voit d’un bon œil notre système de certification et a été le premier à dire que c’était une bonne chose ».
Le son de cloche est très différent auprès d’autres instances. Hervé Gorce exerce de multiples fonctions dans le milieu du football professionnel français. Il est président du Syndicat national des administratifs et assimilés du football (SNAAF), mais aussi secrétaire général adjoint de la Ligue de football professionnel-LFP. Contacté à Paris, Hervé Gorce nous a présenté l’ex-Bridge Asset comme « une société qui souhaite aujourd’hui devenir une sorte de censeur, de gardien, de commissaire aux comptes des agents sportifs. La difficulté, en France, c’est de légiférer. Le pouvoir sportif souhaiterait réguler et réglementer le problème des agents de joueurs, contrôler les flux financiers. Bridge Asset avait sollicité l’ensemble des organismes du football français pour leur demander une sorte d’accréditation, une sorte d’aval. Ils ne l’auraient jamais obtenu, exception faite de l’accueil favorable de Philippe Piat, vice-président de la LFP, qui « n’a pas fermé la porte » à ce genre d’initiative, sans pour autant que son organisme ne la cautionne ».
En clair : la grande famille du football préfère de loin s’autoréguler. ESC a fait peau neuve, mais doit lutter contre des réseaux d’influence du milieu professionnel du football français, qui ne souhaitent pas faire le ménage ni établir une transparence effective dans les pratiques de transferts de joueurs opérés par des agents pour le compte des clubs, et encore moins entendre parler d’un système de certification indépendant. Un système qui, manifestement, dérange des intérêts en place, y compris au Ministère des sports, « sensible au lobbying du football professionnel », ajoute François Raud. « Nous sommes les vilains petits canards qui disent la vérité. Ceux qui ne veulent pas de transparence évidemment nous critiquent », justifie le directeur général d’ESC, qui souligne combien « le cas français » serait particulier par rapport aux règlements de la FIFA : « on a enlevé tous les points importants, essentiellement les sanctions vraiment dissuasives contre les clubs, les joueurs, les agents »…
Les institutions européennes sont déjà saisies de ce problème d’agents de transfert de joueurs. Un problème qui déborde largement les frontières. « Cela ne sert à rien de mettre de la certification dans un seul pays, les transferts se font souvent sur l’international, avec le jeu des retro-commissions », remarque François Raud, qui rappelle l’esclavage du football, les trafics d’enfants africains, « des gamins de 10-12 ans » repérés très tôt sur place par des agents recruteurs, puis achetés pour venir grossir les rangs de clubs européens. C’est entre autres pour dénoncer cette réalité que N’Gotty avait fondé sa société de certification.

Gilles Labarthe / DATAS


(encadré 3)
Les agents sportifs et la Suisse, au banc des accusés
Sur le turbulent mercato international du football, alimenté de folles rumeurs, les stars du ballon rond sont cotées. Les meilleurs éléments s’arrachent à plusieurs dizaines de millions d’euros le transfert. Parmi les dernières nouvelles : transféré de l’Olympique Lyonnais vers le Real Madrid durant l’été 2006, la carrière de l’international malien Djila Diarra n’a pas été à la hauteur des 26 millions d’euros dépensés par les dirigeants madrilènes pour sa venue. Les dirigeants espagnols seraient tentés de le vendre à l’Inter Milan qui lorgne sur le milieu de terrain défensif depuis près d’un an. Ils seraient prêts à investir près de 30 millions pour le recruter… Dans la catégorie champions des changements de club, Adrian Mutu, footballeur vedette roumain : il a vécu pas moins de 7 transferts en 9 ans, délaissant le Dinamo Bucarest pour la Juventus, puis la Fiorentina, en passant par l’Inter de Milan et un séjour mouvementé à Chelsea (Angleterre)… Une réalité souvent éprouvante pour les footballeurs, et qui s’apparente à des situations d’esclavage pour les mineurs, comme le témoigne Bruno N’Gotty : « je peux vous dire que des joueurs ont pris des destinations car ils avaient un pistolet sur la tempe. Ils ne voulaient pas aller quelque part, mais ils n’avaient pas le choix ».
De leur côté, les agents sportifs crient au complot et encaissent mal ce flot d’accusations : ils joueraient le rôle de fusible, le problème venant aussi de la mauvaise gestion des clubs. Il faut dire que leur réputation a été salie par de nombreuses affaires, y compris en Suisse. Il y a encore quelques années, l'arrivée au Servette FC de l’ex-agent de joueurs français Marc Roger était présentée par l’ancien président du club Christian Luescher comme solution de « la dernière chance ». En mars 2005, Marc Roger était arrêté à Genève, un mois après la faillite du Servette FC, dont il assurait la présidence… Après une longue saga judiciaire, il a été inculpé de « banqueroute frauduleuse, d'escroquerie, de gestion frauduleuse et de faux dans les titres ». La justice genevoise enquête maintenant sur un compte bancaire que Marc Roger aurait ouvert au Luxembourg et crédité d'un million d'euros.
Depuis vingt ans, la Suisse a abrité toutes sortes de montage servant à la surenchère ou faisant le jeu de commissions occultes. Au début des scandales en cascade qui ont secoué dès la fin des années 1980 l’Olympique de Marseille, le transfert de Dragan Stojkovic : on retrouve 3,9 millions de francs français virés sur une banque suisse. Plus actuel: le montant du transfert pour le joueur argentin Eduardo Tuzzio est étonnement passé de 2,3 à 6,4 millions d’euros entre la signature de son pré-contrat à l'OM en juin 2001 et son arrivée effective au club français, après avoir brièvement transité (15 jours) par le Servette FC. D’anciens dirigeants du club genevois étaient soupçonnés d'avoir prêté leur concours à ce montage. Des soupçons confirmés : le 20 mai dernier, l'ancien PDG du Servette de Genève Christian Hervé a été condamné à 12 mois de prison avec sursis et 15 000 euros d'amende par la cour d'appel d'Aix-en-Provence. « Comment se fait-il qu'à l'occasion du transfert de Benjani d'Auxerre, club français, à un autre club français, on retrouve de l'argent en Angleterre et en Suisse ? », s’interroge encore à Paris Alain Vernon, journaliste sportif.

Gilles Labarthe / DATAS


Notes:

[1] Jérome Jessel et Patrick Mendelewitsch, La face cachée du Foot Business, Flammarion, 2007
[2] Disponible en ligne : http://www.assemblee-nationale.fr/12/rap-info/i3741.asp