ENQUÊTES
Une grosse bulle dans le service des eaux
En Suisse, le secteur du traitement des eaux usées serait utilisé par les multinationales comme "cheval de Troie" pour pénétrer ensuite dans le secteur hautement rentable du marché de l'eau potable. C'est ce que craignent plusieurs spécialistes

Gilles Labarthe / DATAS

(14/03/2005) L'Accord général sur le commerce des services (AGCS) négocié à l'OMC représente-t-il une menace pour le secteur de l'eau en Suisse? "Oui", répond sans hésiter Eric Decarro. L'ancien président du Syndicat des services publics (SSP-VPOD) rappelait encore en novembre dernier, dans une intervention du Forum social lémanique, que la Confédération avait accepté de soumettre de nombreux domaines à la libéralisation - y compris les services environnementaux et l'hygiène publique. Le traitement des ordures et celui des eaux usées sont les premiers concernés. Coïncidence, ils correspondent justement aux marchés intéressant les trois grandes multinationales françaises de l'eau. Veolia (ex-Vivendi), Suez (Lyonnaise des eaux) et Saur/Bouygues possèdent toutes trois des filiales tentaculaires pour ces activités. Certaines ont été implantées récemment en Suisse. En attendant que Berne consente enfin à ouvrir le marché très convoité de l'eau potable, comme l'ont plusieurs fois suggéré Pascal Couchepin et des représentants de l'UDC, le secteur de l'épuration offre un terrain d'incrustation idéal. Il permet à la fois aux compagnies françaises d'imposer aux communes leur modèle de gestion et leur savoir-faire technologique, d'approcher les élus régionaux et d'infiltrer progressivement les services industriels, souligne un observateur.

A lui seul, le secteur de l'assainissement représentera ces prochaines années un enjeu d'importance. Par rapport à d'autres pays d'Europe, "la Confédération a réagi très tôt aux préoccupations environnementales. Elle est plutôt bien équipée en matière de stations d'épuration, remarque Luca Rossi, de l'Institut fédéral suisse pour la science et la technologie de l'environnement (EAWAG). Les premières stations ont été construites dans les années 50-60". Or, ces infrastructures d'épuration vieillissantes - tout comme les systèmes de canalisations - seront bientôt déclarées obsolètes en regard des nouvelles normes européennes, très sévères en matière de dépollution et de qualité des eaux.

" De nouvelles technologies seront à mettre en place, de nouvelles STEP à construire. Pour les multinationales, il y aura de l'argent à faire", analyse Luca Rossi, qui avertit que sans subventions fédérales, ni les cantons, ni les communes ne pourront faire face aux investissements colossaux à venir. "Ce sera un choc, c'est clair. Il faut le prévoir et ne pas se retrouver au pied du mur", commente le spécialiste, qui s'attend à une vague prochaine d'appels d'offre, où "les grands groupes déjà présents en Suisse seront bien placés pour décrocher les marchés les plus attrayants".

Pour l'heure, les grandes entreprises françaises de l'eau ont déjà commencé à consolider leurs positions dans la construction des STEP suisses, mettant en avant leurs propres techniques d'assainissement. Le groupe Veolia, numéro un mondial dans le service des eaux, est ainsi devenu majoritaire du grand constructeur romand Alpha Techniques. Veolia sponsorise aussi des recherches de l'EPFL sur la composition et la purification des eaux suisses, partageant les résultats avec les responsables de l'Ecole polytechnique fédérale de Lausanne.

Nathalie Chèvre, spécialiste en toxicologie environnementale à l'EAWAG, note encore les avancées du groupe Degrémont. Spécialiste mondial du traitement des eaux, Degrémont est une filiale de Suez. La stratégie de ce groupe ressemble à celle de son concurrent Veolia: Degrémont finance également des recherches scientifiques fédérales sur l'eau suisse et joue sur plusieurs tableaux, puisqu'il fait partie en France du Syndicat national des industries de production d'eaux potables. Depuis quelques années, la filiale remporte aussi en Suisse romande des contrats pour construire des usines d'épuration.

Au cours des ans, les procédés de filtrage du groupe Degrémont ont été érigés en modèle de référence pour la région. Ils sont même vantés aujourd'hui par des responsables des Services industriels vaudois, qui recommandent de les généraliser à d'autres stations d'épuration pour "se conformer aux normes européennes, plus complètes du point de vue microbiologique et appelées à servir de référence pour une remise à jour des normes suisses", rappellent Denis Thonney, adjoint technique à la STEP, et son collègue Aitor Ibarolla, dans un rapport des SI de la Ville de Lausanne. Citée en exemple, La nouvelle usine d’ultrafiltration à Lutry - fruit d'une collaboration entre Degrémont et les SI lausannois, actuellement propriétaires de l'installation à 14,5 millions - est citée en exemple. Elle comprend 15 blocs de production d’eau potable, alimentés par le lac Léman. Les projets de Degrémont avec la Suisse pourraient vite déborder le strict domaine de l'assainissement.
Confiant en l'avenir, la firme a déplacé son siège, passant de Vevey à Ginsiez, dans le canton de Fribourg - ce qui lui permettra une meilleure ouverture vers la Suisse alémanique, augurent certains.