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Climat : au Kenya, il y a péril en la demeure
Depuis quelques années, le réchauffement climatique est à l’agenda des principales agences des Nations unies. Alors que les pays pollueurs occidentaux, Etats-Unis en tête, tardent à prendre des mesures pour réduire drastiquement leurs émissions de CO2, les pays du Sud connaissent déjà d’importants bouleversements. Reportage au Kenya, fragile paradis pour touristes et amateurs de safaris-photos, où les flamants roses pourraient un jour ne plus revenir

Gilles Labarthe / DATAS

C’est quoi, le changement climatique ? Dans les pays du Nord, l’attention se focalise sur les gaz à effet de serre, et leurs conséquences sur l’environnement. Des icebergs du pôle Nord, qui diminuent lentement de volume : voilà l’image, encore floue et lointaine, qui s’impose généralement dans les esprits. Mais dans les pays du Sud, économiquement si vulnérables, le réchauffement climatique provoque déjà une recrudescence de cyclones, inondations, sécheresses…

Autant de cataclysmes qui entraînent de vastes mouvements de migration, favorisent des épidémies, alimentent des conflits. Pour bien saisir cette réalité alarmante, le réseau global de journalisme Média 21 a proposé en juin 2007 une première semaine de formation avec des experts, au cœur de la Genève internationale. Au programme de la deuxième semaine : départ vers un autre hémisphère. Direction : le Kenya.

Notre équipe de neuf journalistes internationaux arrive lundi soir à Nairobi, la plus importante mégapole d’Afrique de l’Est : plus de trois millions d’habitants, et des allures de petit Manhattan avec ses gratte-ciel longeant Kenyatta avenue. Panafric Hotel, dans un des quartiers chics de la capitale. L’établissement de luxe est fréquenté par des hommes d’affaires africains et des Kenyans fortunés. On y voit aussi bon nombre de touristes pressés : il constitue une base idéale pour des excursions de safari-photo. A seulement quelques heures de route, se trouvent les plus beaux parcs naturels de la fameuse Great Rift Valley.

Cette vallée du Grand Rift, monumentale faille terrestre courant à l’ouest du pays, est considérée comme l’un des berceaux de l’humanité. C’est ici que des paléontologistes ont mis en évidence les plus anciennes traces de nos ancêtres communs. Elle représente aussi un havre de paix pour les " big five ", les cinq grands mammifères si prisés par les chasseurs d’images occidentaux : éléphants, rhinocéros, lions, léopards et buffles.

Mardi matin. Des experts de l’environnement nous attendent au siège de l’ONU, installé dans un vaste complexe de bureaux dans la périphérie nord de Nairobi, quatrième centre mondial des agences onusiennes. Eric Falt, directeur de la section communications du PNUE (Programme des Nations unies pour l’environnement) rappelle combien il est urgent de sensibiliser les esprits. " C’est comme avec le sida : la prise de conscience a pris du temps. Personne ne voulait en parler. Le même phénomène se produit avec le changement climatique ".

Avec les pays insulaires et côtiers, " le Kenya est en première ligne : une hausse du niveau de la mer aurait des conséquences fatales pour une ville comme Mombassa ", plus important port de la côte est africaine après Durban. Une hausse des températures locales, aussi : les principaux produits d’exportation du pays étant l’horticulture, le thé, le café, les essences, certains spécialistes avertissent qu’il n’y aura pas trente-six mille solutions. Soit on abat des forêts pour déplacer ces cultures à échelle industrielle plus en altitude. Soit il faudra repenser complètement l’économie du continent noir, déjà sinistrée.

Si les effets du changement climatique se poursuivent, dans un proche avenir, l’Ouganda devrait abandonner plus de 90 % des surfaces consacrées à la culture extensive du café. Une catastrophe annoncée.
Déboiser ? Ce serait criminel pour les hommes, comme pour les animaux. Depuis deux décennies, la militante Wangari Maathai œuvre au Kenya pour la reforestation. La fondatrice du Green Belt Movement (1) a d’ailleurs reçu le prix Nobel de la paix en 2004, en récompense de son action : son initiative aurait permis de replanter plus de trente millions d’arbres dans le pays.

Une façon aussi de compenser autant que possible les pertes dues à la commercialisation , plus ou moins légale, de charbon de bois, qui décime les espaces verts. " Cela ne renversera peut-être pas le cours du changement climatique, mais nous espérons que cela aura son effet à son niveau ", justifie Eric Falt, convaincu par ce type de campagne.

Des forêts, il en faut pour lutter contre les ravages de l’érosion qui appauvrit les sols rouges de l’Afrique subsaharienne. L’après-midi, découverte des environs du district de Kajiado, au sud de Nairobi. Le long de la route, s’étendent des collines pelées, et des vallons parsemés de rares acacias. Peu de cultures. Plutôt du bétail comme moyen de subsistance. Nous sommes au pays des pasteurs nomades : les Maasai, premiers occupants de tout le centre du Kenya avant l’arrivée des Européens.

Un chemin de terre, et au loin, un groupe de trois maisonnettes aux toitures de tôle ondulée : des femmes maasai s’avancent vers nous, entamant un chant de bienvenue. Sammy Rorore Oleku, coordinateur de l’ONG locale Maasai Environment Development Consortium, nous résume les répercussions du changement climatique : les sécheresses, qui frappaient auparavant la région tous les quatre ou cinq ans, sont devenues de plus en plus fréquentes. Celles de 2000, 2001 et 2002 ont causé des ravages au niveau national, après les pluies diluviennes de 1998.

On peut véritablement parler d’accidents climatiques. De dérèglement, aussi : encore cette année, la saison des pluies (avril et mai, habituellement) a débuté avec un mois de retard. Le mois de juin ? Il devrait être plutôt sec. Or, il pleut à verse depuis des jours… le calendrier des précipitations, devenu très irrégulier, a de quoi inquiéter les populations maasai. Traditionnellement habituées à vivre sur de vastes territoires, elles ont été cantonnés par le gouvernement kenyan dans des zones géographiques restreintes. Leur mode de vie ancestral a été bouleversé, les zones de pâturage réduites, tout comme l’accès aux points d’eau.

Les sécheresses ? Il faut apprendre à vivre avec : il y en a désormais chaque année… Une femme raconte qu’il n’est pas rare de devoir parcourir plus de dix kilomètres par jour pour chercher le précieux liquide, source de vie. Plusieurs projets soutenus entre autres par le PNUE tentent de remédier à la situation : un bassin de collecte des eaux de pluie, qui peut servir à irriguer un potager, ou une citerne, qui peut stocker jusqu’à 6000 litres d’eau potable en une saison.

Mercredi matin : départ pour le lac Naivasha, à environ 80 kilomètres au nord de Nairobi. La route grimpe lentement, puis redescend le long du flanc oriental du Rift : par temps clair, superbe vue panoramique sur les cônes volcaniques des monts Suswa et Longonot. Mais le ciel est gris et on aperçoit à peine que là-bas, au loin, se profilent les douces cimes d’un pays voisin : l’Ouganda.

Région volcanique, les environs du lac Naivasha, juché à 1890 mètres d’altitude, sont aussi connus pour leur imposante station de géothermie d’Olkaria - première installation du genre en Afrique. La géothermie est une source d’énergie durable, bienvenue : elle limite considérablement les émissions de gaz à effet de serre et pourrait satisfaire 50 % des besoins d’électricité du Kenya. Le complexe de la Kenya Electricity Generating Company Limited (KenGen, société privée exploitante) et son réseau de canalisations hors sol transportant l’eau pressurisée - jusqu’à 304 degrés - s’étendent sur des kilomètres.

Cette présence peut sembler incongrue sur le territoire du Parc national du lac Nakuru. Elle ne devrait pas trop gêner les quelques zèbres, girafes et antilopes aperçues de-ci de-là. " Nous avons même prévu par endroits des boucles surélevant les canalisations pour laisser passer les animaux ", fait remarquer Silas M. Simiyu, manager de KenGen. De l’avis général, l’impact sur la nature environnante serait limité. C’est plutôt la pollution engendrée par les exploitations d’horticulture, omniprésentes autour du lac, qui préoccupe Anthony Karinge, responsable au centre de conservation d’Elsamere, établi dans l’ancienne maison coloniale du peintre et naturaliste Joy Adamson - le célèbre éleveur de lions orphelins.

Pour produire des fleurs coupées qui partiront comme produit d’exportation vers l’Angleterre et la Hollande, il faut un éclairage artificiel 23 heures sur 24, et un arrosage constant. Les engrais, pesticides et autres produits chimiques utilisés dans ces serres industrielles sont hautement toxiques. Malgré le code en vigueur du Kenya Flower Coucil, les eaux résiduelles sont parfois mal retraitées et déversés dans le lac. Un lac dont la superficie fluctue toujours davantage, oscillant entre 170 et 250 kilomètres carrés. Le dérèglement climatique n’arrange rien : n’appréciant guère l’instabilité des eaux, " plusieurs espèces d’oiseaux ont déjà disparu, ou ont migré vers d’autres lacs ".

Mais au Kenya, les autres lacs ne sont pas forcément mieux lotis pour abriter les 1100 espèces à plumes recensées. Quatrième ville la plus importante, Nakuru est le chef-lieu de la province de Rift Valley. Il y a quelques décennies, Nakuru n’était qu’une paisible bourgade d’agriculteurs à 160 kilomètres au nord-ouest de Nairobi. Avec une industrialisation rapide, immigrés, paysans et éleveurs appauvris, saisonniers à la recherche de travail sont venus gonfler la population des rives du lac Nakuru, de manière anarchique.

La municipalité, qui a fait du flamant rose son emblème, s’est engagée dans un programme d’urbanisme très progressiste, axé sur le développement durable, nous explique jeudi matin S. C. Kiarie, chef du département environnement. On ne fume pas dans les rues de Nakuru : c’est interdit !
Nakuru aimerait avoir l’image d’une ville propre en ordre. La municipalité, en partenariat avec des programmes d’entraide européens, est fière de présenter son nouveau parc public, agréablement ombragé, avec sa buvette bien tenue et ses nouveaux W.C. payants. Elle tente de contrôler l’immense dépôt d’ordures qui surplombe la ville, où rôdent cochons sauvages et marabouts. Elle a fait installer, avec l’appui de la coopération internationale, un point de distribution d’eau potable dans le bidonville situé en contrebas.

Mais le nerf de la guerre, c’est l’argent. Et l’argent vient en bonne partie des recettes prélevées sur les entrées du magnifique Parc national du lac Nakuru : 40 dollars par touriste, pour admirer enfin des flamants roses, à perte de vue. Fin d’après-midi. M. Debe, guide du Parc national, s’inquiète sur place de la fragilité de l’écosystème. Cette année, les flamants roses sont de retour. Bien heureusement. " Fait exceptionnel, on peut voir qu’ils nidifient même au bord du lac ". Plus loin, un troupeau de buffles se profile dans les hautes herbes. De jeunes zèbres aux brunes rayures broutent sous les acacias.

Le ciel est lourd, l’orage menace. Le lac Nakuru risque de perdre son rôle de première importance pour le tourisme international : il abritait plus de deux millions de flamants roses au début des années 1990, soit presque un tiers de la population totale dans le monde entier. Victime de sécheresses (comme en 1995), de crues imprévisibles (suite aux inondations provoquées par El Niño en 1997-98), de la pollution locale engendrée par l’industrialisation et la déforestation, le lac n’attire plus que de façon sporadique les gracieux volatiles. Ils migrent vers d’autres plans d’eau aux températures et à la salinité plus stables.

Le cliché, si prisé des touristes et qui faisait l’orgueil de Nakuru, pourrait s’envoler à jamais. La même péril guette les visiteurs qui se rendent au lac Baringo, second plan d’eau douce du Rift. Vendredi. L’arrivée au Lake Baringo Club, qui organise des expéditions sur le lac, a failli être reportée. Des pluies torrentielles ont submergé la route B4 menant au lac. C’est une rivière agitée et par endroits, des eaux boueuses profondes d’un mètre qu’il nous faut traverser. Des camions de marchandises restent bloqués sur la rive. Ils ne passeront pas.

Les abords du lac Baringo sont très prisés par un certain tourisme de luxe qui avance armé de jumelles et de gros téléobjectifs: outre quelque 448 espèces d’oiseaux colorés, on peut y apercevoir des hippopotames et des crocodiles. Les vastes propriétés privées détenues par des Blancs, ainsi que l’hôtellerie somptueuse – une belle piscine attend le voyageur fatigué, tandis que le champagne et le vin blanc Chardonnay sommeillent au frais - contrastent fortement avec la pauvreté locale.

L’avenir est entre nos mains, affirmait quelqu’un. Qui nous dira si au 21ème siècle, seuls les plus nantis jouiront d’un splendide panorama et d’un microclimat favorable, tandis que des populations entières connaîtront le douloureux chemin de l’exode ?

(encadré)
Ces dernières années, des sécheresses prolongées ont contraint des millions de Kenyans à l’exil, les rendant dépendants de l’aide internationale. Une situation nationale critique pour ce pays de 35 millions d'âmes, dont la majorité des habitants survit avec moins d’un dollar par jour. Réputé pour sa stabilité politique après avoir connu un régime de kleptocratie sous la présidence tribaliste de Daniel Arap Moi (au pouvoir jusqu’en 2002), le Kenya doit déjà faire face à l’afflux de réfugiés provenant des pays voisins: Soudan, Ethiopie, Somalie…
Dans un tel contexte, le changement climatique peut avoir les mêmes conséquences qu’une bombe à retardement en Afrique. L’Occident en est-il seulement conscient ? Par une cruelle ironie du sort, c’est peut-être en sensibilisant les touristes du Nord que l’on parviendra à mener un travail de sensibilisation efficace, suggérait le journaliste Antoine Joseph Onezime. Ce confère des Seychelles craint de voir son pays, si fréquenté pour ses plages de sable fin, disparaître sous l’eau si les températures du globe augmentent de seulement deux degrés.
Destination privilégiée pour les safari-photo, le Kenya tire lui aussi du tourisme une grande partie de ses revenus. Là encore, il y a péril en la demeure : tout comme en Afrique du Sud ou au Botswana, plusieurs espèces ont déjà entamé une migration. Elle pourrait s’avérer irréversible.

Gilles Labarthe / DATAS,
en collaboration avec InfoSud


(1) www.greenbeltmovement.org