ANALYSE
Climat : l'ONU sous pression du lobby nucléaire
(Genève, 26/06/2007) "Atténuer le changement climatique". C’est sous ce titre que le Groupe intergouvernemental pour l'étude de l'évolution du climat (GIEC, rattaché aux Nations unies) a rendu public en mai 2007 le troisième volume de son quatrième rapport (A4R). Fruit d'un travail rédigé par un comité des centaines de scientifiques et d'experts, ce document fera autorité pour les prochaines négociations liées au Protocole de Kyoto. Parmi ses chapitres les plus controversés, celui consacré aux ressources énergétiques : il fait la promotion du nucléaire pour réduire les émissions de CO2

Gilles Labarthe / DATAS

Il y a quelques jours, j’ai eu la chance d’être invité à suivre une semaine de formation à Genève. Le thème principal : le changement climatique. Je suis loin d’être un spécialiste de la question. A quelques exceptions près, je crois que la trentaine de journalistes conviés du monde entier pour cette session – une initiative originale du réseau global de journalisme Média 21, en partenariat avec diverses agences des Nations unies – ne l’était pas non plus. Ce que j’ai entendu pendant cette semaine m’a fait froid dans le dos. Pas seulement en raison de la batterie de climatiseurs rafraîchissant le Centre international de conférences, fréquenté cette même semaine par des centaines de fonctionnaires onusiens, délégués et experts internationaux venant assister en complet cravate et pour bon nombre, en limousine noire, à la première Plate-forme mondiale pour la réduction des risques de catastrophe.
J’ai vraiment pris conscience de l’urgence de la situation : si nous ne remettons pas dès aujourd’hui radicalement en cause nos modes de vie polluants, c’est une nouvelle menace planétaire qui nous attend. Le changement climatique, avec tous les phénomènes de dérégulation associés, provoquera cataclysmes, inondations, sécheresses, pénuries de récoltes, famines... Autant de catastrophes dites " naturelles ", qui offrent un terrain propice au développement des épidémies. Les pays du Sud, déjà économiquement pénalisés, seront les premiers concernés. Ils sont déjà touchés de plein fouet : par le tsunami en décembre 2004 et ses conséquences en Asie, par les cyclones tropicaux dans le Pacifique ou à Madagascar...
Le lien entre GES, réchauffement de la planète et recrudescence des catastrophes naturelles est admis depuis des années par les différentes agences des Nations unies. Il a été longtemps contesté par certains milieux dits " scientifiques ", sponsorisés notamment par le numéro un du pétrole, ExxonMobil, avant de s’imposer avec une cruelle évidence. Il faut réagir, et vite. Invité à la tribune, Claude Martin, l’ancien président de WWF-International, nous montre une carte du monde où les pays ont une dimension proportionnelle à leur taux d’émission de CO2 et à leur utilisation de pétrole : les Etats-Unis, le Canada, l’Angleterre, la France, l’Allemagne, et dans une moindre mesure la Russie, le Japon sont hypertrophiés. Comme des ballons, prêts à exploser. Contrairement à ce que l’administration Bush veut nous faire croire, " ce ne sont pas la Chine ou l’Inde qui posent problème. C’est bien les USA ".
Le réchauffement climatique est au menu de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), qui a consacré une bonne partie de ses débats à ce sujet dans le cadre de sa 60ème assemblée, en mai 2007 à Genève. Il est aussi " l’une des préoccupations majeures de l’Organisation météorologique mondiale ", nous rappelle Michel Jarraud, secrétaire général de l’OMM.
La menace des GES pesant sur tous les pays du monde, il devrait figurer au plus vite à l’agenda du Conseil de sécurité des Nations unies, estiment des spécialistes de l’ONU. J’ai demandé à Michel Jarraud si les agences onusiennes étaient prêtes à tenir les Etats-Unis - le plus gros pollueur de la planète - comme principaux responsables de la situation. " Je ne suis pas la bonne personne pour répondre à cette question. Nous ne sommes pas là pour leur dire ce qu’il faut faire. Nous investissons dans l’observation, recueillons des données météorologiques par satellite, aidons à prévenir les risques et émettons des propositions, basées sur une information scientifique ".
Pas de mesures contraignantes, donc. A l'ONU, on s'en remet au "good will" (bon vouloir) des gouvernements, faute de mieux. Les incitations se basent sur les recherches de l’OMM, dont l’expertise sur le changement climatique ne date pas d’hier : l’organisation étudie le problème depuis " le milieu des années 1970. Une conférence sur les gaz à effet de serre s’est tenue en Autriche en 1973, puis les années suivantes en Angleterre, et en 1979 à Genève ".
L’OMM a déjà publié de nombreux rapports sur la question, qui font tous autorité. Ce sont même ces rapports, établis par le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC, créé en 1988, dépendant conjointement de l’OMM et du Programme des Nations unies pour l’environnement - PNUE) qui ont servi de base aux négociations internationales débouchant sur le Protocole de Kyoto à la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC) signé en 1997.
Les rapports du GIEC sont des références incontournables pour comprendre les enjeux actuels dans le domaine du climat et de l’énergie. Qui a déjà entendu parler du GIEC ? Qui a lu ces rapports, épais de milliers de pages ? " Le problème, c’est que la communauté scientifique a de la peine à communiquer ", regrette Michel Jarraud. Le rôle des médias, qui est d’informer, et celui des journalistes, comme passeurs d’information, nous est aussi rappelé par Salvano Briceno, directeur de l’ISDR (International Strategy for Disaster Reduction, organisme dépendant aussi de l’ONU) : aider à ce que les lecteurs " prennent davantage conscience ".
Le GIEC a encore rendu public début 2007 un dernier rapport (Fourth Assessment Report, AR4) qui se pose désormais comme LA référence internationale dans le domaine : " une publication en trois volumes et environ 4'000 pages comprenant les résultats les plus récents ; un condensé des meilleures connaissances en matière de changement climatique ", nous explique le professeur Olav Hohmeyer, de l’université de Flensbug (Allemagne).
Les deux premiers volumes de ce rapport, fruit d'un travail rédigé par un comité de plus de 500 scientifiques et experts, concernaient la recherche sur l’évolution climatique et les impacts. Le troisième, intitulé " Atténuer le changement climatique " (" Mitigating climate change "), est passé largement inaperçu dans les médias. Il porte sur les " remèdes ", les mesures à prendre de toute urgence.
C’est une épreuve ardue que de tenter de passer au travers de ces 4'000 pages pour en extraire le message essentiel. " J’ai essayé ", s’énerve Pallava Bagla, rédacteur scientifique de New Dehli Telivision, qui regrette que l’ONU n’ait pas réussi à offrir un seul résumé valable concernant ces recherches. Saus exception, le GIEC ne produit pas non plus de communiqué de presse. "Comment voulez-vous que ça fonctionne?", interroge Pallava Bagla.
A supposer même qu’il aient eu vent de ce rapport, beaucoup de journalistes ont préféré jeter l’éponge, comme en Suisse romande. Sur ces douze derniers mois, plus de la moitié des articles que nos quotidiens ont consacrés à l’OMM concernent une affaire de corruption, portant sur des millions de dollars et destinés à acheter les votes de délégués (" Plainte pénale contre la direction de l’OMM ", Tribune de Genève du 1er mai 2007). Seuls deux articles sur les 25 recensés tentent de vulgariser les résultats alarmistes du dernier rapport du GIEC.
Concentrons-nous sur un seul chapitre du troisième volume, disponible à l’adresse ci-dessous (1). Volume particulièrement important puisqu’il traite des " solutions d’avenir " en matière de réduction de GES, et recommande des énergies " propres ". Il s’agit du chapitre 4. Intitulé " Ressources en énergie ", il ne contient que 112 pages. Dans une structure aussi consensuelle que celle des agences onusiennes, son accouchement a été difficile, témoigne Olav Hohmeyer : les délégués des 190 gouvernements représentés ont chacun tenter de faire valoir sa position en matière de ressources énergétiques. Surtout les USA, " qui ont tenu à ce que dans le rapport, l’énergie nucléaire ressemble à une solution ".
Le correspondant d’Associated Press, Michael Casey, était présent à Bangkok pour assister aux négociations douloureuses sur le choix d’un mot, d’une terminologie, étirant les séances jusqu’à l’aube. Il a noté deux moments forts : celui où les délégués chinois ont voulu coûte que coûte faire inscrire dans le texte un blâme à l'intention des pays industrialisés d’Amérique du Nord et d’Europe, les accusant d’être la cause du réchauffement global, et surtout leur donnant la responsabilité de résoudre le problème. Et celui où " la délégation des Etats-Unis a donné de la voix pour vanter le rôle que pourrait jouer l’industrie nucléaire dans les efforts visant à réduire les gaz à effet de serre ". Le nucléaire, écologique ? Ce discours trompeur a été mis au point à la fin des années 1980. Tout les environnementalistes informés vous le diront.
Une version relue et approuvée du chapitre 4 devrait paraître en juillet prochain, au mieux. Pour l’heure, en bas de page, il est écrit : " Do Not Cite or Quote ". Ne pas citer, donc. De la page 26 jusqu’à la page 31, le point 4.3.2. est spécifiquement consacré à l’énergie nucléaire, qui couvrirait en 2005 environ 16 % de la production d’électricité dans le monde, utilisant pour combustion quelque 65'500 tonnes d’uranium. En décembre 2006, 442 centrales nucléaires étaient en activité, les USA possédant le plus grand nombre de réacteurs et la France, le plus important pourcentage d’électricité produite par le nucléaire et le Japon couvrant le tiers de ses besoins en électricité avec 55 réacteurs.
Ajoutons à cela que des projets de nouvelles constructions sont aujourd’hui en cours par centaines dans le monde ; que les Etats-Unis voient dans le nucléaire un moyen d’étouffer les renouvelables, seuls concurrents sérieux au pétrole ; que les Etats-Unis, mais aussi le Canada, l’Australie et l’Afrique du Sud détiennent le plus gros des réserves d’uranium. L’uranium, matière stratégique dont le prix s’est envolé pour atteindre un record historique de 200 dollars le kilogramme. La plupart des grandes banques commerciales transnationales qui ont investi dans les industries extractives d’uranium font aujourd’hui des affaires en or dans ce secteur. Elles soutiennent don activement la "solution" nucléaire…
Mais revenons à notre rapport. Certes, les points 4.3.2.1. (" Risques et impacts environnementaux ") et 4.3.2.2. (" Gestion des déchets, retraitement et prolifération ") survolent des aspects controversés du nucléaire : risques d’irradiation et d’accidents. Aucune mention de la catastrophe de Tchernobyl. Au final, l’énergie nucléaire est présentée comme " économiquement compétitive " et sa production, bien sécurisée. Qui plus est, les émissions de GES par unité d’électricité produite par des installations nucléaires serait " similaire à celles des sources d’énergie renouvelables ". Un argument démonté depuis longtemps par l’agence spécialisée World Information Service on Energy, qui montre chiffres à l’appui qu’en tenant compte de toute la chaîne nucléaire – extraction, construction, traitement, conversion, transport, retraitement, stockage… - les GES issues du nucléaire français peuvent représenter jusqu’à 9,1% des émissions totales.
" Ce chapitre 4 est l'un des moins bons de tout le rapport ", regrette à voix basse Olav Hohmeyer, alors que le rapport du GIEC est salué dans son ensemble pour sa qualité. Parmi les auteurs du chapitre 4, la plupart ont soit un pied dans l'industrie nucléaire, soit dans l'Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). Un des deux respectables coordinateurs de ce chapitre n'est autre que l’Américain Robert N. Schock, dont on trouvera une biographie intéressante sur le site Interrnet des Nations unies (2). Il est connu pour ses articles annonçant un nouveau marché mondial pour le nucléaire.
On savait déjà que l'AIEA, noyautée par les USA, exerçait son influence sur l'OMS. Il semblerait que l’OMM et le PNUE soient aussi dans le collimateur. Sur les cinq pages de synthèse consacrées à l’énergie nucléaire dans le chapitre 4, l’AIEA est avec l’Agence pour l’énergie nucléaire (AEN-NEA, organisme de l’OCDE) la principale source des recherches citées par les experts du GIEC.
L’AIEA, dont la direction est " truffée de spécialistes appartenant au lobby du nucléaire, qui utilisent un camouflage savant des conséquences pour la santé, l’environnement et l’agriculture que la catastrophe de Tchernobyl a entraînés. Il est effarant de constater quel pouvoir et quelle influence l’AIEA exerce sur l’ONU "… C’est ce qu’écrivait en 2005 une coalition d’une centaine d’ONG du monde entier à l’attention entre autres de Kofi Annan, pour protester contre le choix d’attribuer le Prix Nobel de la paix à l’organisation atomique en décembre 2005.
" Des atomes pour la paix " ? L’expert américain Robert N. Schock l’avait prédit. C’était même le titre d’une de ses contributions scientifiques datant de l'été 2004, pour un programme financé par une agence gouvernementale des Etats-Unis.


(1) www.mnp.nl/ipcc/pages_media/AR4-chapters.html
(2) www.un.org/esa/sustdev/csd/csd15/PF/bios/R_Schock_bio.pdf