SOCIÉTÉ
Sida: la taxe sur les billets d'avion ne décolle pas
Lancée en juillet 2006 en France, présentée en septembre à l’ONU par les cinq pays fondateurs - France, Brésil, Chili, Norvège, Royaume-Uni - la taxe sur les billets d’avion Unitaid doit faciliter l’accès aux médicaments contre le sida, la tuberculose et le paludisme dans les pays pauvres. 19 Etats se sont déjà engagés à instaurer cette taxe. Belle initiative promue par Jacques Chirac… mais gare aux récupérations politiques et à la poudre aux yeux, dénoncent des associations

Cécile Raimbeau / DATAS

"Si les médicaments existent, soignent et guérissent de nombreuses maladies, ils ne sont accessibles que pour une partie de la planète: faute d'argent, les populations des pays en développement ne peuvent pas les acheter!" Ce triste constat a été prononcé non pas au Forum économique mondial (WEF) de Davos, ni au Forum social mondial de Nairobi, mais à Bamako le 16 janvier dernier par le ministre français des Affaires étrangères, Philippe Douste-Blazy. Il y annonçait une bonne nouvelle: le Mali va recevoir en 2007 une aide de près de 270000 dollars, via la Fondation Bill Clinton, pour la prise en charge de 929 enfants vivant avec le virus du sida. Et ce grâce à Unitaid.

Unitaid, c'est cette fameuse "contribution de solidarité" acquittée sur les billets d'avion lors de leur achat: de 1 à 40 euros par passager, selon la destination et la classe. L'idée aurait germé lors de discussions entre Jacques Chirac et le président brésilien Lula da Silva, à l'été 2005. Elle a été lancée en juillet 2006 en France, puis présentée en septembre à l'ONU par les cinq pays fondateurs (France, Brésil, Chili, Norvège, Royaume-Uni). Quatorze autres pays se seraient engagés à l'instaurer, selon le gouvernement français. Les sommes collectées sont reversées à un Fonds spécial Unitaid hébergé par l'Organisation mondiale de la santé (OMS). L'argent devra faciliter l'accès aux médicaments contre le sida, la tuberculose et le paludisme dans les pays en développement.

Un semestre seulement après sa mise en application en France, plusieurs associations dénoncent les contradictions du système. A Paris, l'ONG écologiste Amis de la Terre s'interroge "sur l'avancée des projets et la transparence promise sur l'affectation de cette taxe prévue pour rapporter 200 millions d'euros par an", et demande "une première évaluation de l'usage des fonds collectés". Autre question posée par les Amis de la Terre: si les populations du Sud sont les premières concernées par cette aide, "il est temps d'expliquer pourquoi des professionnels du médicament et les centrales d'achat africaines ne sont pas cités comme les partenaires de premier plan".

Unitaid est "l'invention humanitaire" de Jacques Chirac. C'est pourquoi son ministre des Affaires étrangères dépense sans compter pour la rendre visible: fin novembre, il a versé 130000 euros (en quarante-huit heures, aux frais de son cabinet) pour une "luxueuse virée antisida en Inde" avec une suite de trente-deux personnes (dont douze journalistes), révèle Le Canard enchaîné.

"Unitaid est plus visible que lisible!" ironise Khalil Elouardighi, de l'association Act up-Paris. Ce militant a été désigné par la Coalition internationale des associations de lutte contre le sida pour occuper le siège des ONG au conseil d'administration d'Unitaid – conseil d'administration présidé par le même ministre, Philippe Douste-Blazy.

A y regarder de plus près, on s'aperçoit que le site web d'Unitaid existant est en fait un outil de communication de M. Douste-Blazy, en lien avec son propre ministère. Quelle est la transparence sur l'attribution des marchés? Pour l'instant, les tractations avec les laboratoires sont tenues secrètes. A cet égard, la fondation Bill Clinton apparaît comme le principal opérateur des achats de médicaments au Mali, mais aussi en Inde, où 35 millions de dollars en faveur des enfants malades vont être débloqués.

"Quel rôle aura la fondation Clinton, peu opérationnelle sur le terrain, et pourquoi une fondation américaine alors que les Etats-Unis n'ont pas décidé d'appliquer cette taxe?" se demandent encore les Amis de la Terre. "Cette fondation travaille à faire baisser les prix des antirétroviraux depuis 2002", justifie Khalil Elouardighi, qui se bat pour que l'argent récolté ne soit pas "gâché" en achetant des médicaments plus chers à des grands laboratoires.

Officiellement, Unitaid affirme la nécessité de faciliter l'achat de génériques. Cependant, nécessité et réalité pourraient faire deux. Dans de nombreux pays africains, en effet, des brevets ont été déposés par les grandes marques pharmaceutiques sur des molécules d'antirétroviraux, dont celles destinées aux enfants. Il existe certes des flexibilités autorisées par l'Organisation mondiale du commerce (OMC) pour passer outre ces droits de propriété intellectuelle et importer des génériques au nom du droit à la santé. Mais, dans la pratique, la complexité de ce recours et les pressions exercées par les grands groupes pharmaceutiques découragent des pays qui en auraient besoin. C'est pourquoi les ONG regrettent que l'utilisation de ces flexibilités ne soit pas clairement mentionnée dans les accords Unitaid avec les pays bénéficiaires.

Autre zone de flou: les gouvernements des pays du Sud pourraient faire payer en partie les traitements aux malades. L'expérience montre que certains Etats recevant de l'aide internationale pour l'achat d'antirétroviraux facturent les patients pour les soins et/ou les médicaments. "Ces pays prétendent généralement que les politiques de la Banque mondiale les y encouragent. De son côté, la Banque mondiale réplique qu'elle n'oblige personne", remarque M. Elouardighi.

"L'annulation de la dette extérieure publique et l'abandon des politiques d'ajustement structurel seraient des leviers plus judicieux pour permettre aux pays concernés d'organiser leur santé selon leurs besoins", estime quant à lui le Comité pour l'annulation de la dette du tiers monde, qui juge la taxe Unitaid "inadaptée".

Adaptée ou non, la "taxe Chirac" fera des heureux. D'abord, l'industrie pharmaceutique, dont les ventes seront dopées. Le projet Unitaid revient en effet à subventionner une vaste centrale d'achat de médicaments à la disposition de l'OMS et de l'Onusida. Quelque six millions de sidéens ont toujours un besoin urgent de traitement. Chaque année, on pourrait réduire de moitié les un à trois millions de morts du paludisme dans le monde, et soigner les deux millions de victimes de la tuberculose. Combien seront sauvés grâce à Unitaid?

(encadré)
En Suisse, il est urgent d’attendre
Le projet d'une taxe de solidarité sur les billets d'avion a été accepté au sommet de l'ONU à New York en septembre 2005. L’idée a vite séduit : facile à mettre en place, cette taxe pouvait rallier un grand nombre de pays, et rapporter gros : 10 milliards de dollars par an, selon les estimations, servant à financer de nouveaux programmes de lutte contre le sida et la malaria dans les pays les plus pauvres. Un joli complément de l'aide publique au développement, insuffisante.

Quelle est la position de la Confédération helvétique concernant la taxe sur les billets d'avion, destinée à financer les fonds Unitaid ? La question a été posée dès décembre 2005 devant le Conseil national par le député Carlo Sommaruga. Réponse obtenue trois mois plus tard : " le Conseil fédéral avait déjà étudié les mécanismes de financement innovants - dont la taxe de solidarité sur les billets d'avion. Lors de sa séance de réflexion du 18 mai 2005, " le Conseil fédéral s'est prononcé d'une manière générale contre la participation de la Suisse à un système mondial d'imposition ou à une Facilité financière internationale (FFI) ".

En gros, la Suisse veut bien participer à une réflexion globale dans le domaine, mais préfère sa bonne vieille coopération au développement, basée sur un " mécanisme budgétaire traditionnel ". Une position d’autant plus regrettable que notre coopération suisse, la DDC, a justement publié en mars 2005 un " working paper " explorant quelques idées innovantes pour financer le développement : outre la taxe Tobin, taxer les ventes d’armes, les déchets nucléaires ou les profits des multinationales, par exemple. Le dossier risque fort de terminer sa course au fond d’un tiroir fédéral.

Et nos autorités de souligner que le Luxembourg, la Norvège et la Suède ont eux aussi manifesté leur intérêt pour cette initiative Unitaid, mais qu’ " aucun consensus n'a encore été obtenu au niveau international ". A Berne, il est donc urgent d’attendre : " la Suisse continuera de suivre avec attention l'évolution et les progrès accomplis au niveau de la mise en oeuvre de la taxe de solidarité dans les Etats concernés ".

Cette attitude du gouvernement a le mérite de ne fâcher ni les géants pharmaceutiques suisses, Novartis en tête, qui verraient d’un mauvais œil une centrale d’achats internationale favorisant des médicaments génériques, ni notre défunte compagnie d’aviation nationale, désormais placée sous l’aile de Lufthansa. Contacté à Genève, Jean-Claude Donzel, porte-parole de la compagnie Swiss, estime que cette taxe est déjà " une vieille histoire ". Il précise sa pensée : "Nous ne soutenons pas cette taxe Chirac, car elle est contre productive. On pénalise les compagnies aériennes alors que c'est grâce au fret et au tourisme que ces pays peuvent se développer et que leurs devises peuvent augmenter. Pourquoi une taxe sur les billets d'avions et non pas sur d'autres moyens de transport ? C'est arbitraire".

Une fois de plus, la Suisse se contentera donc de gérer l'argent récolté par les autres: le Fonds fiduciaire d'UNITAID est hébergé par l'OMS à Genève depuis le 19 septembre 2006. La cagnotte devrait atteindre 300 millions d'euros pour 2007, selon un communiqué de l'organisation.

DATAS