ENQUÊTES
Bucarest commence à faire parler les archives de la Securitate
(Genève, 06/10/2006) La Securitate, police secrète roumaine sous l'ère communiste, était l’une des plus importantes du bloc de l’Est compte tenu de ses effectifs par habitant. Le gouvernement de Bucarest a choisi d’exhumer ses dossiers pour mettre un terme à " l’amnésie d’Etat " qui était imposée par le bras armé du dictateur Nicolae Ceausescu. Certains documents devraient mettre en lumière d’importantes zones d’ombre, notamment le dépôt dans les banques suisses de fonds juifs " roumanisés " pendant le régime totalitaire

Gilles Labarthe / DATAS

Des couloirs, encore des couloirs. Des étagères surchargées de dossiers. Au total, 12 kilomètres de classeurs, documents et paperasses. C'est un long et douloureux passé que la Roumaine doit affronter avec l'ouverture à Bucarest des archives de la tristement célèbre Securitate, Departamentul Securitatii Statului («Département de la Sécurité de l'Etat») sous son nom officiel. Le volume d'informations confidentielles compilées par l'ancienne police politique roumaine, l'une des plus importants de toutes les polices secrètes du bloc communiste, est considérable: véritable Etat dans l'Etat, la Securitate a compté pendant l'ère Nicolae Ceaucescu plus de 15000 miliciens, des dizaines d'officiers, des troupes de 25000 hommes et... un demi-million d'informateurs.
Seize ans après la chute du dictateur, l'étude de ces archives risque de provoquer des remous. Même si, pour l'heure, le Conseil national chargé des archives de la Securitate (CNAS) qui doit effectuer le «dépouillement» est doté d'effectifs réduits (seulement une centaine de chercheurs, contre les 1200 employés de l'IPN polonais ou les 2000 chercheurs de la Commission Gauck pour l'ex-Stasi), quelques scandales ont déjà éclaté. Les noms d'anciens «collabos» ont été publiés, ébranlant la vie politique nationale.
Pour le gouvernement de Bucarest, le moment semble venu de conjurer les vieux démons de l'ère communiste et totalitaire, mais aussi de purifier la classe politique avant de faire sa rentrée dans l'Union européenne: son adhésion vient d'être acceptée à Bruxelles pour janvier 2007. Le retour sur l'histoire serait aussi l'occasion de mieux cerner deux chapitres cruciaux de l'histoire roumaine. D'abord, celui de la confiscation pendant et après la Seconde Guerre mondiale de fonds juifs spoliés par le régime nazi, «roumanisés» et placés dans des banques à l'étranger –notamment, en Suisse. Ensuite, celui encore plus secret des réseaux de fonctionnement internationaux de la Securitate, qui avait développé en son sein une division «affaires» pour financer des opérations de répression politique.
A bien des égards, la récupération des fonds juifs roumanisés semble ne devoir jamais aboutir. Les négociations multilatérales ou bilatérales ont pourtant commencé dès la sortie de la guerre. «Par les accords de Washington (1946) la Suisse s'engagea à retrouver les fonds déposés en Suisse par les victimes du régime nazi et à les mettre à disposition des alliés, à des fins d'assistance. Les banques suisses ne facilitèrent pas les choses, et les difficultés augmentèrent suite à la guerre froide», commente à Neuchâtel Alix Béchir, dans une étude en sciences politiques.
En Suisse, certains comptes «roumains» ont depuis été fermés et liquidés au profit d'un bénéficiaire «inconnu». D'autres se sont perdus en raison de la destruction massive de documents par les banques suisses, pratiquée depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, mais aussi après l'entrée en vigueur de l'arrêté fédéral du 13 décembre 1996 qui les interdisait formellement.
La recherche en Suisse de fonds juifs roumanisés prend une nouvelle tournure dès 1947, avec la proclamation de la République populaire roumaine, dirigée par le Parti communiste. Faut-il encore traiter avec des «rouges» inféodés à Moscou? Les émissaires roumains qui viennent à Berne réclamer la restitution de fonds juifs sont soupçonnés de trouver là un prétexte habile pour alimenter la caisse du parti, et renvoyés poliment...
Au début des années 1950, les autorités fédérales décident ensuite de bloquer les fonds roumains en représailles aux nationalisations du gouvernement de Bucarest, qui pénalisent des capitaux suisses – quitte à alarmer l'Association suisse des banquiers (ASB) qui écrit aussitôt à Berne: «En bloquant aujourd'hui les avoirs roumains, on risque d'inquiéter tous les pays de l'Est européen pour qui notre pays joue le rôle de centre financier international.» Après de multiples tractations avec les pays de l'Est et l'arrestation d'espions roumains en Suisse, les autorités fédérales décident de créer en 1962 «un Service des avoirs d'étrangers disparus (Meldestelle für Vermögen verschwundener Ausländer). Ce service a reçu des informations sur des montants dont le total atteignait près de 10 millions de francs suisses de l'époque. Les montants déposés par des gens venant de Roumanie s'élevaient à 572478 francs suisses (équivalent à plus de 5 millions de francs aujourd'hui, ndlr). La guerre froide et le respect du secret bancaire ont abouti à des résultats incomplets de cette procédure, achevée dans les années 1970», nous explique à Berne l'historien Marc Perrenoud, au service historique du Centre d'analyse et de prospective, office du Département fédéral des affaires étrangères (DFAE).
L'ouverture des archives de la Securitate pourrait donner aujourd'hui de nouvelles précisions sur cette période pleine de lacunes. C'est sur la base de ces archives que le Congrès juif mondial (WJC) a encore accusé, il y a quelques mois, l'Association suisse des banquiers de cacher des données sur le sort de fortunes juives originaires de Roumanie et planquées pendant la Seconde Guerre mondiale sur un compte suisse.
D'après le WJC, les détails d'un compte appartenant à Radu Lecca ont été découverts sur une fiche de la Securitate. Lecca, chargé de «roumaniser» les fonds juifs sous le régime nazi, a été condamné à mort en 1946, puis finalement emprisonné. Les documents établissent que Lecca, une fois libéré et probablement sous pression de la Securitate, aurait tenté de réclamer cet argent à la Banque populaire suisse en 1963. On lui aurait répondu qu'aucune trace de ce compte n'existait, les archives de l'établissement ayant été détruites. DATAS

(encadré 1)
Entre 5'200 et 53'000 comptes bancaires
En 1996 éclate enfin le scandale des fonds juifs en déshérence. Une série d’investigations sont initiées pour tenter de mieux cerner l’importance des avoirs valeurs déposées sur des comptes en banque helvétiques suisses. Complétant le rapport final de la Commission Bergier, le rapport du "Comité Volker" (Independant Committee of Eminent Persons, fondé par les banques suisses et des organisations juives) cherche en 1999 à quantifier la somme des fonds repérables d’après l’étude des archives bancaires. La Commission Volcker rend son rapport final en décembre 1999. " Elle a audité 59 banques. Elle livre une liste de 53’886 comptes "probablement ou éventuellement lié au nazisme" et recommande la publication de 25’187 comptes totalisant entre 271 et 411 millions ", note une étude en sciences politiques d’Alix Béchir. " Sur ces comptes en déshérence, on a finalement retrouvé la trace de 48 personnes, identifiables comme étant d’origine Roumaine par les archives ", nous rappelle Marc Perrenoud à Berne, qui prévient qu’en ce qui concerne les avoirs en déshérence, les estimations ont abouti à des résultats extrêmement divergents (de moins d'un million de francs suisses à plus de 2,5 milliards).
Dans le cadre du Holocaust Victim Assets Litigation, le Claims Resolution Tribunal demandait à une banque de Zurich de rembourser aux descendants de la famille Pollack la somme de 275'592 francs suisses. Un cas parmi tant d’autres qui ne seront jamais, ou n’ont encore jamais été résolus, faute de documents suffisants. On peut cependant affirmer que la Roumanie, plus que d’autres pays de l’Est, a joué un rôle crucial dans les échanges économiques triangulaires entre l’Allemagne nazie, la Suisse et un pays tiers. " Entre 1940 et 1944, l’industrie suisse a exporté des armes et des munitions à hauteur de 633 millions de francs vers les pays de l ’Axe – Allemagne, Italie, Roumanie et Japon ", indique le rapport final de la Commission Bergier, qui souligne encore l’importance de la Roumanie pour le marché des devises avec la Suisse, l’achat ou la vente d’or spolié par l’armée nazie. Pendant, mais aussi après la Seconde guerre mondiale, du temps de la Securitate (créée officiellement en étroite collaboration avec des officiers soviétiques du KGB, le 30 août 1948, mais mise en place dans les faits depuis 1944), les Juifs roumains ont particulièrement souffert de la situation. Comme l’écrivait un avocat roumain émigré après la guerre dans une demande au Ministre suisse René de Weck, le blocage des avoirs roumains a provoqué de très graves difficultés pour ses compatriotes, car ces mesures "les empêchent de quitter le pays et les condamnent à mourir de faim s'ils se trouvent encore en Roumanie, et les empêchent de se refaire la vie s'ils ont réussi à quitter l'enfer roumain ".

Gilles Labarthe / DATAS


(encadré 2)
Eclaboussures de l’histoire
" Securitate : La classe politique tremble ", titraient il y a un mois les journaux de Bucarest, en rappelant que beaucoup de noms de personnalités et d’hommes politiques roumains actifs aujourd’hui encore figurent dans ces archives, souvent comme simple indicateurs ou " collabos ", mais parfois aussi comme anciens agents. Dans quel ordre, et jusqu’à quel point faut-il publier les " découvertes nationales " faites semaine après semaine par le Conseil national pour l’étude des archives de la Securitate (CNSAS) ? Le nom de Mona Musca, actuelle député du Parti national libéral (PNL, au pouvoir) et ancienne ministre de la Culture, a déjà été lâché à la presse nationale, pour sa collaboration avec la Securitate comme police politique. Securitate toujours, Dan Voiculescu, richissime président du Parti conservateur, membre de la coalition au pouvoir, a dû renoncer au poste de vice-premier ministre qu'il briguait. Dans un pays où règnent les collusions entre médias et politique, même le journaliste vedette de la télévision Carol Sebastian a dû démissionner après avoir reconnu qu'il rédigeait des rapports pour les anciens services secrets… Dans la perspective d’élections anticipées de l’an prochain, c’est un climat de règlements de compte et de chasse aux sorcières qui risque de s’ensuivre. A Bucarest, une centaine de parlementaires ont eu affaire avec la Securitate, en qualité de collaborateurs ou de victimes, selon des informations émanant de proches du CNSAS), écrit le Ziarul Financiar. Le rappel de leur passé pourrait signifier pour eux la fin de leur carrière politique. Certains évoquent la manipulation possible des archives. D’autres craignent qu’elles aient déjà été élaguées. Dans un esprit d’égalité, Mircea Dinescu, l’un des membres du CNSAS, a demandé fin septembre une "transparence totale" des activités du Conseil. Selon lui, "tous les dossiers des hommes politiques devraient figurer sur Internet". " La situation à Bucarest, c’est de la merde dans le ventilateur ", comme le résume Cristian Tudor Popescu, président du Club Roumain de la Presse (CRP) qui craint " un vrai risque de dérive à la McCarthy ", rappelant la chasse aux communistes dans les années cinquante aux États-Unis. 500'000 indics et collabos, c’est beaucoup pour un pays de 22 millions d’habitants. Autant dire qu’un adulte sur dix, tous milieux et toutes professions confondus, risque de voir son nom surgir sur la liste des présumés ex-collaborateurs de la police politique du régime Ceaucescu. L’Église orthodoxe ne sera pas à l’abri du scandale.

Gilles Labarthe / DATAS