ENQUÊTES
Privatisation de l'eau suisse: silence, on y travaille!
"Pas question pour l'instant de privatiser l'eau en Suisse", rassure-t-on sous la coupole fédérale? Au contraire: les autorités se sont déjà alignées depuis 2003 sur l'Union européenne pour étudier les possibilités de libéralisation du secteur. Subventionnées par Berne, les recherches sont en cours

Gilles Labarthe / DATAS

(28/02/2005) Depuis trois ans, l'Union européenne étudie des scénarios de privatisation du secteur eau. Baptisé Euromarket, le projet est financé à coups de millions par Bruxelles. Il est réalisé en partenariat avec des entreprises privées, présentes jusque dans la direction générale de la recherche. A priori, cet exercice à caractère très néolibéral ne concerne pas la Suisse. D'abord, la Confédération ne fait pas partie de l'Union européenne. Ensuite, «aucune privatisation du secteur eau n'est prévue en Suisse, ni même à l'ordre du jour», affirment invariablement les autorités fédérales, en réponse aux multiples interventions parlementaires sur la question. Voilà qui est rassurant. Ce qui l'est moins, c'est d'apprendre qu'en réalité, ces mêmes autorités «se sont alignées depuis le début sur l'Europe et le projet Euromarket pour explorer elles aussi les possibilités d'ouverture au capital du secteur eau en Suisse», informe Matthias Finger, responsable à l'Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL). Subventionnées par Berne, les recherches sont en cours.
A la base, les études menées par l'EPFL concernant la Suisse empruntent le même canevas européen: dans les termes, il s'agit de mener une «analyse empirique de l'évolution des secteurs d'approvisionnement et d'assainissement de l'eau en Europe». Sur le fond, syndicats et défenseurs des services publics ne se font pas d'illusion sur les finalités d'Euromarket, qui porte bien son nom: identifier le «marché européen» des services de l'eau et faire l'apologie du modèle de la gestion de l'eau «à la française» - c'est-à-dire entre les mains de grosses multinationales. «Le projet de l'Union européenne est très vaste, très bureaucratique», explique de son côté le professeur Matthias Finger, qui assure la coordination scientifique du projet Euromarket au niveau européen avec son collègue Jeremy Allouche, au sein du Water Institutions and Management Competence Centre - WIMCC, créé à Lausanne en janvier 2003.
Matthias Finger et Jeremy Allouche dirigent aussi le volet helvétique des recherches, initiées en 2003. Quels scénarios de privatisation les experts de l'EPFL prévoient-ils pour l'eau en Suisse? Selon Matthias Finger, les lois cantonales, la complexité du réseau suisse, le rôle important joué par les communes et le morcellement des infrastructures offrent relativement «peu d'ouvertures» aux investissements privés.
«On a discuté avec Veolia (groupe leader mondial dans le domaine de l'eau, ndlr), par exemple. Ils ne sont pas franchement enthousiastes. Les unités sont trop petites, il n'y a pas de grandes villes, ou alors leurs services industriels sont tout intégrés, rassemblant à la fois l'eau, le gaz et l'électricité», résume Matthias Finger. La séparation des secteurs eau et énergie, plusieurs fois envisagée, pourrait toutefois constituer une porte d'entrée vers la privatisation.
D'autres pistes sont signalées dans une étude de cas: «Institutions de l'eau et management en Suisse» (1). Cette recherche réalisée en 2004 par Patricia Luís-Manso, avec entre autres les conseils de Dieter Rothenberger, du Secrétariat d'Etat à l'économie (seco), n'a «encore fait que l'objet d'une publication interne», précise Matthias Finger. «Elle présente une synthèse des recherches effectuées depuis 2003», ajoute Jeremy Allouche, qui signale que «d'autres études plus complètes ont été menées», financées exclusivement par Berne et sans contribution du privé. Hélas, les résultats sont dispersés «dans plusieurs contributions spécialisées» et donc, peu accessibles au public.
Dans les grandes lignes, les chercheurs de l'EPFL relèvent l'importance du potentiel suisse - le pays renferme à lui seul 6% des réserves d'eau fraîche en Europe, soit 262 milliards de mètres cubes d'eau présents dans les lacs (51%), glaciers (25%) et nappes souterraines (21%). Ils rappellent qu'au niveau des règlements internationaux, l'Accord général sur le commerce des services (AGCS), négocié devant l'OMC, aura à terme une incidence sur le secteur public de l'eau en Suisse. Pour l'instant, le «marché de l'eau» reste encore trop fragmenté, et n'est pas assez soumis à la compétition. Une solution pour les investisseurs: s'intéresser aux sociétés anonymes, de droit privé.
«Bien qu'elles soient peu nombreuses, elles fournissent des services en eau à environ 10% de la population suisse. Même lorsque les municipalités en sont majoritaires, ce type de structure a l'avantage d'être flexible et politiquement indépendant, ce qui permet une participation sur le marché des capitaux et le développement d'alliances. Elles sont particulièrement intéressantes pour les compagnies multiservices (qui sont actives à la fois sur le marché de l'eau et de l'énergie, comme les multinationales françaises Veolia, Suez ou Saur-Bouygues, déjà actives en Suisse, ndlr), puisqu'elles permettent la création de holdings avec des filiales pour chaque secteur», note l'étude.
Une autre piste à l'intention des privés: les concessions. «Dans les cantons de Zurich, Lucerne, Schwytz, Nidwald, Zoug, Fribourg, Bâle, Tessin, Vaud, Saint-Gall et Neuchâtel, les lois communales autorisent la participation du secteur privé à la provision de services en eau». Cette disposition est aussi valable pour la construction et la maintenance des infrastructures.

(1) Cette recherche est disponible (ou du moins, était disponible...) sur la page d'accueil du Water Institutions and Management Competence Centre - WIMCC (Lausanne): www2.epfl.ch/mir/page19732.html