ENQUÊTES
Marché du diamant: et si on se taillait une bonne réputation?
(Genève, 15/06/2006) Trois ans après la mise en oeuvre du processus de Kimberley visant à assurer sur le plan international une certification d'origine pour les diamants bruts, où en est-on? Nulle part ou presque, avertit aujourd'hui l'ONG anglaise Global Witness: le trafic continue, sans souci de l'origine exacte des gemmes, toujours au risque de financer des conflits armés en Afrique. Les moyens de contourner le processus de contrôle sont nombreux. Exemples en Suisse, qui reste l'une des principales plaques tournantes du diamant en Europe

Gilles Labarthe / DATAS

Comment enrayer le commerce des diamants du sang, issus en Afrique de zones de confit et sous embargo des Nations unies (Angola en 1998, puis Sierra Leone et Liberia en 1999, Côte d'Ivoire en 2005), si des zones bénéficiant de statut d'extraterritorialité risquent de les écouler, faute de contrôles suffisants? Le rôle primordial joué par les ports francs suisses dans le commerce international de diamants bruts africains, quelle que soit leur origine, a plus d'une fois été souligné par des observateurs internationaux. Parant aux critiques, la Confédération helvétique a pris des mesures. "Dès le 15 mars 2001, la Suisse recensera et contrôlera lors de l'importation et du transit par des ports francs (entrées en entrepôt et sorties d'entrepôt) non seulement la provenance des diamants (p. ex.
Grande-Bretagne), mais aussi leur origine (p. ex. Afrique du Sud)", informait à l'époque le Département fédéral des finances. Le Conseil fédéral a même publié fin novembre 2002 une Ordonnance sur le commerce des diamants bruts. La Suisse a aussi rejoint le processus de Kimberley (43 Etats membres actuellement), mis en application dès janvier 2003 et visant à assurer sur le plan international la certification d'origine des gemmes pour éviter les importations de "diamants de la guerre" finançant des conflits armés en Afrique.
Trois ans plus tard, les efforts du gouvernement helvétique ont été diversement appréciés par les ONG internationales, mais aussi par le marché d'Anvers, qui importe une grande partie de ses diamants de Suisse et craint que le manque de zèle de l'administration fédérale ne nuise à sa réputation. Principale objection, soulignée dès le début: le processus de Kimberley a exclu la surveillance des ONG sur le bon déroulement des contrôles. On ne peut donc que s'en remettre à la bonne volonté du gouvernement, et aux belles promesses de l'industrie de luxe.
La question de l'origine véritable des diamants reste sujette à caution. La Suisse importe en grande partie ses diamants des Etats-Unis? Une enquête discrète menée par Global Witness en 2004 aux USA a démontré que les diamantaires américains n'avaient cure de l'origine des gemmes, ni de l'authenticité des "certificats d'origine" accompagnant les lots, se contentant souvent d'indiquer le dernier pays de provenance. Autre écueil: la taille ou le polissage des diamants dans des pays intermédiaires (notamment en Inde et au Liban) permettrait toujours de revendre sur le marché international des diamants africains suspects. Trois ans après les débuts du processus de Kimberley, l'ONG Global Witness vient donc de taper du poing sur la table: "L'industrie du diamant ne touche le système d'autorégulation que du bout des lèvres", accuse à Londres la responsable Corinna Gilfillan, dans une prise de position début juin 2006.
En Suisse, un examen détaillé des statistiques de l'Administration fédérale des douanes (voir ci-dessous) nous montre que le marché stratégique et très lucratif du diamant a très bien su s'adapter au processus Kimberley, voire contourner les obstacles: la majorité des importations officiellement recensées par nos autorités concernent depuis 2003 la catégorie des "diamants travaillés". Ces derniers comportent un avantage: ils ne sont pas soumis aux impératifs de contrôle et de certification, nous confirme à Berne Roland Vock, responsable des sanction au Secrétariat d'Etat à l'économie (Seco). Les diamants bruts, eux, sont désormais importés et exportés via les ports francs, avec un trafic en hausse constante depuis… le processus de Kimberley, précisément: les valeurs ont même triplé, passant de 470 millions de dollars d'importations en 2003, à 1,5 milliard en 2005. Idem pour les exportations: qui passent de 800 millions en 2003 à 2,2 milliards en 2005, selon les recensements annexes qui nous ont finalement été fournis par le seco. Ces derniers chiffres sont plutôt difficiles à obtenir: les ports francs n'étant pas considérés comme faisant partie du territoire national, les diamants bruts qui y sont entreposés n'entrent pas dans la statistique officielle.
A Londres, les responsables de Global Witness cherchent en particulier à mieux comprendre la nature juridique et le rôle exacts des ports francs de Genève, qui à eux seuls servent de point de transit pour une douzaine de millions de carats (pour une valeur moyenne d'environ 2 milliards de francs de diamants bruts) chaque année. Le processus de Kimberley impose bien des certifications pour ces lots. Mais en réalité, qui vérifie quoi? "Ce qui se passe exactement dans les ports francs n'est pas très clair pour moi, notamment au niveau des contrôles", regrette aujourd'hui à Berne Danièle Gosteli Hauser, qui suit le dossier diamants pour Amnesty International -section Suisse.

Gilles Labarthe / DATAS

L'Afrique diluée dans les statistiques nationales
Les statistiques officielles du commerce extérieur suisse recensent les importations de diamants selon cinq catégories: diamants non triés; diamants industriels bruts; diamants industriels travaillés; diamants bruts; et enfin, diamants travaillés. Ces deux dernières sont de loin celles qui intéressent le plus la Suisse: jusqu'en 2002, elles se chiffraient en milliards de francs chaque année. La comparaison annuelle sur cette dernière décennie montre clairement que la Confédération helvétique a vécu un "avant" et un "après" processus de Kimberley, mis en oeuvre au niveau international dès janvier 2003.
Avant, la Suisse importait des quantités impressionnantes de diamants bruts: environ un quart de la production mondiale annuelle (voir les chiffres ci-contre). On peut noter que la Suisse accueillait alors des gemmes provenant des principaux pays africains producteurs régulièrement victimes de conflits armés: Sierra Leone, Liberia et Zaïre. Mais aussi, de pays dont la production est moindre ou quasi nulle: Guinée, Côte d'Ivoire ou Burkina Faso. Or, il était de notoriété publique que ces derniers Etats, proches des zones diamantifères du Liberia et de Sierra Leone, exportaient alors vers la Suisse des "diamants du sang" illégalement extraits de régions sous embargo de l'ONU, pillées par des groupes armés. Des rapports de la CIA mentionnent même que ce trafic clandestin de diamants - toujours d'actualité - aurait servi à financer des mouvements terroristes liés à Al-Quaeda. Craignant pour son image, de plus en plus critiquée par des ONG mais aussi par des rapports du Conseil de sécurité des Nations unies, le gouvernement suisse a réagi. En plus des pays sous embargo de l'ONU, les autorités fédérales ont dressé "une liste des pays dit "à risques", susceptibles de contourner les embargos sur les diamants sales", explique le Département fédéral des finances. Observons que dès 1998, une bonne partie des pays africains traditionnellement producteurs ou revendeurs s'estompe peu à peu de la liste fédérale indiquant les provenances pour les diamants bruts. La production russe a certes pu compenser (1,624 milliards de dollars en 1999), mais elle n'est certainement pas suffisante pour tirer un trait définitif sur les richesses africaines. Dans les faits, l'Afrique est toujours le premier continent producteur: entre 62% et 65% du diamants au niveau mondial - soit une valeur moyenne de 4,43 milliards de dollars par an, sur un total de 7,47 en 1999. Que s'est-il passé? Il a fallu "réchauffer un vieux truc", selon l'expression d'un spécialiste de la place financière suisse: celui des pays intermédiaires. Quand la Suisse était dénoncée pour ses importations volumineuses de diamant brut sud-africain, dès 1987 et au plus fort de l'apartheid, Pretoria et Berne ont échappé aux sanctions internationales en faisant transiter une grande partie des diamants sud-africains par le paradis fiscal des Bermudes (passant en une année de 0 à 602 millions de francs d'importation), où se trouvaient les entrepôts de la multinationale du diamant De Beers. De main en main, de pays en pays, l'origine véritable des pierres précieuses se perd. Depuis 2001, les statistiques fédérales nous informent que la Suisse a augmenté ses importations depuis des paradis fiscaux comme Panama, les Bahamas, ou les Iles Vierges britanniques (environ 170 millions de francs de "diamants travaillés" en 2005), connus pour leur activité de blanchiment liées au trafic de matière premières. Une constante, néanmoins: la Suisse sert toujours de plaque tournante pour les réexportations de diamants vers Israël, les USA, le Royaume-Uni, les pays du Golfe et Hongkong.

Gilles Labarthe / DATAS