REPORTAGE
Le musée des "Arts premiers" ouvre ses portes
(Paris, 23/06/2006) C'était le dernier grand chantier de la capitale, et le seul ouvrage imposant construit sous l'initiative et la présidence de Jacques Chirac. Il a duré cinq ans et englouti 235 millions d'euros. Long de 220 mètres, le très contesté Musée du Quai Branly, consacré aux "Arts premiers" d'Afrique, d'Asie, d'Océanie et des Amériques, a ouvert ses portes hier. Visite en avant-première du nouveau temple de l'ethnographie futuriste

Gilles Labarthe / DATAS

Il faut d'abord se diriger vers la Seine, l'œil rivé sur la Tour Eiffel. Une fois arrivé au Quai Branly, on devine le bâtiment plutôt qu'on ne le remarque. Sorte de long vaisseau coloré (220 mètres pour quelques étages seulement), la construction très organique de l'architecte Jean Nouvel se profile derrière une rangée d'arbres. On l'aborde en douceur, après avoir traversé un jardin aménagé, protégé des nuisances de la circulation automobile par une vaste paroi vitrée. Soulagement : le Musée du Quai Branly, qui a ouvert hier ses portes et présente désormais au public "le meilleur" des collections nationales françaises consacrées aux arts d'Afrique, d'Asie, d'Océanie et des Amériques, n'est pas un de ces édifices frappé par la démesure des Grands Travaux, comme l'Arche de la Défense ou la Très grande bibliothèque, réalisées sous l'ère de François Mitterrand. Le "musée des Arts premiers" - c'était son premier nom, vite contesté par les milieux scientifiques - est sans doute monumental. Pour autant, il n'écrase pas le visiteur. C'est donc en confiance que l'on passe l'entrée. Là, une belle rampe sinusoïdale blanche, qui rappelle de loin la montrée en spirale du Musée Guggenheim d'art contemporain de New York, serpente depuis le rez-de-chaussée. "Ici, on part d'un monde pour en découvrir un autre", nous explique Jean Nouvel, accoudé à la rampe, complet noir, crâne rasé et large visage aux yeux perçants. " Cette rampe est liée à la conception d'un territoire de transition, initiatique". On veut bien s'initier, on avance donc progressivement jusqu'au premier étage, pour découvrir le clou du spectacle: une sélection de 3'500 "chefs-d'œuvre" extra-européens, plongés dans une pénombre soigneusement étudiée. Baptisé le "plateau de référence", nous voici en face du fameux espace d'exposition permanente voulu depuis 1995 par le président français Jacques Chirac et son ami personnel, le collectionneur privé Jacques Kerchache. Finis les murs blancs, place à l'univers des couleurs: ocre, safran, rouge sang, bleu océan - une par aire géographique. Pas de séparations nettes, mais un circuit enveloppé par des parois en cuir beige, dressées à hauteur d'homme. Murets de terre ou falaises artificielles, ils nous font glisser d'une statue bamiléké du Cameroun, ornée de perles, à un masque à plumes cara d'Amazonie; d'un support à offrandes de l'archipel des Gambier (Océanie) à un ornement de poitrine doré du Nagaland (Inde). Fluidité de la connaissance, des rapports entre cultures...
Des milliers de spots soulignent avantageusement la pureté des formes, la maîtrise des matières, la richesse des créations sorties des mains de l'homme. "L'éclairage sert l'apparition des objets dans leur dénuement esthétique mais, à proximité, plusieurs dispositifs - texte, cartels, écrans multimédia - permettent de contextualiser l'oeuvre et de transmettre au visiteur les connaissances scientifiques disponibles. L'émotion et la subjectivité contribuent à faire accepter et comprendre l'altérité", explique le guide, paraphrasant des arguments déjà annoncés par André Malraux dans les années 1960, au moment où il était ministre de la Culture. Emotion, choc visuel, langage universel d'objets singuliers, dotées d'une incroyable force d'expression: tout a été mis en scène pour nous donner l'impression que ces pièces d'ethnographie, comme rescapées du déluge de la mondialisation, de l'uniformisation des modes de vie, vont nous parler, témoigner d'elles-mêmes. Le "plateau de référence" se fait péniche du dernier salut, ou arche de Noé multiculturelle, emportant son trésor de 3'500 objets originels vers un monde meilleur, embarquant le visiteur pour un voyage à destination inconnue. Mystification? Récupération de l'ethnographie à des fins politiques? Discours ambigu à un moment où le gouvernement de Villepin a voulu faire passer une loi sur "le rôle positif de la colonisation française"? C'est ce que dénoncent aujourd'hui en France plusieurs spécialistes (voir ci-dessous). Encastrés sur une portion de mur, de minuscules panneaux et écrans informatiques rappellent quand même combien la plupart des objets exposés ici proviennent de collections remontant aux explorateurs du Siècle des Lumières, puis de rafles organisées pendant la période coloniale. Cette vérité étant reléguée à la portion congrue, même l'ethnologue Nanette Snoep, qui nous commente ces réalités historiques ce matin-là et prépare une thèse intitulée "La violence ethnographique, l’histoire de la collecte des fétiches au Congo 1870-1930", doit écarquiller des yeux pour déchiffrer les textes imprimés. Si la mission du Musée du Quai Branly était de gommer le passé, de brouiller les cartes, de nous perdre dans une infinité de reflets et de jeux de miroirs, l'opération est réussie. Collections publiques et privées ont été allégrement mélangées. Les plus belles pièces achetées aux marchands d'art Barbier-Müller à Genève ou à la Fondation Dapper à Paris - 22 millions d'euros ont été dépensés par le gouvernement depuis 1998, années de lancement de la "politique d'acquisition d'œuvres d'art" - sont bien mises en valeur dans ce nouvel écrin institutionnel du Musée du Quai Branly. Coïncidence? La cote des pièces "d'art premier" vient de s'envoler la semaine dernière à la salle des ventes de l'hôtel Drouot, qui a réalisé une vente record (lire encadré). Le "plateau de référence" risque de beaucoup servir aux commissaires-priseurs. Coïncidence et opportunisme aussi, Jacques Chirac a rendu mardi un vibrant hommage aux cultures opprimées lors de la cérémonie officielle d'ouverture du musée. Le secrétaire général des Nations unies Kofi Annan était à ses côtés. Jacques Chirac, féru d'ethnologie, ami des peuples? L'idée reste en travers de la gorge des associations qui dénoncent son soutien constant depuis une décennie aux pires dictateurs africains. Les essais nucléaires français dans les îles du Pacifique Sud n'ont guère mieux servi les populations locales.

Gilles Labarthe / DATAS

(encadré 1)
Lisser le passé, neutraliser les polémiques
C'est un défi important qui a été remporté: en confiant une grande partie de la muséographie à un architecte de renommée internationale (Jean Nouvel, toujours, qui a collaboré avec le conservateur Germain Viatte), les initiateurs du Quai Branly auraient "neutralisé" toutes les polémiques qui opposent les ténors d'une muséographie strictement esthétisante, et d'une approche scientifique ou historique. Les ethnologues déchus du Musée de l'Homme et de l'ancien Musée des arts d'Afrique et d'Océanie, qui ont été vidés de leurs collections (environ 300'000 objets) pour garnir cette nouvelle institution chiraquienne, peuvent ronger leur frein. Exit la contextualisation précise des pièces, qui était de rigueur dans les deux anciennes institutions, témoins dans les murs d'une époque, celle de la France comme empire colonial. Exit aussi les grands débats sur la culpabilité coloniale, et la question de la restitution d'objets sacrés et patrimoniaux aux communautés spoliées. "Nous vivons désormais sous le règne de la virginité d'une esthétique universelle, prévient Henri-Pierre Jeudy, sociologue au CNRS. Cette invocation de la pureté culturelle présente un avantage indéniable, celui du règlement de toute dénotation coloniale. Les objets sont lavés de cette impureté qui a si longtemps marqué les modalités mêmes de leur acquisition". L'avenir dira comment le public accueille cette réalisation, qui devrait un jour être rebaptisée "Musée Jacques-Chirac". Il reste que l'ambiguïté de ce nouveau musée, sorte de matrice des cultures primitives planté dans un jardin d'Eden, est aussi soulignée par l'anthropologue Jean-Loup Amselle, directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) et rédacteur en chef des Cahiers d'études africaines. "La philosophie du Quai Branly est très différente de celle, par exemple, du Musée des Indiens de Washington, conçu en association avec des communautés indiennes des Etats-Unis. Elles ont eu leur mot à dire sur ce qui allait figurer dans le musée. Son directeur est d'ailleurs un Améridien. Alors qu'à Paris il n'y a eu aucun souci de prendre en compte le point de vue de ceux qui s'estiment être les héritiers des producteurs de ces œuvres". Est-ce là le "regard nouveau sur les arts extra-européens" dont se targue la nouvelle institution? On a plutôt e sentiment d'assister à un double hold-up culturel: celui des populations qui ont été privées de leurs statues, masques, reliques et objets cultuels; et celui de musées nationaux français qui avaient au moins l'honnêteté de rappeler dans quel contexte d'oppression, à quelles fins de propagande expansionniste, les œuvres ont été acquises.

Gilles Labarthe / DATAS

(encadré 2)
Le plateau est servi pour les privés
"Marché de l'art: produit record de 43 millions d'euros pour la vente du siècle à Drouot". Dans son édition du 20 juin, Le Figaro fait directement le lien entre l'ouverture du nouveau Musée du Quai Branly et les montants records atteints par des pièces "d'art primitif" faisant partie de la collection Vérité, mises aux enchères le week-end dernier à Paris, à l'hôtel Drouot. "Aujourd'hui, le goût pour l'art premier est diffus comme l'air du temps", explique le supplément culturel du journal, notant que les marchands d'art ont "anticipé l'art de la pénombre du Musée du Quai Branly pour exposer avec maestria la collection Vérité". Opération de mimétisme réussie, puisque certaines pièces ont dépassé les records absolus: 5, 9 millions d'euros pour un masque ngil-Fang, et 3,78 millions "pour une statue de chasseur Shokwe plus belle que celle du quai Branly". Le nouveau musée parisien ne fait pas que remonter la cote de l'art premier ou donner un coup de pouce aux collectionneurs privés. Il offre aussi une vitrine humaniste et agréable à ses nombreux mécènes. Le marchand de pastis Pernod Ricard a ainsi soutenu financièrement la réalisation des bassins du musée? "Ce partenariat véhicule un message cher au Groupe: le respect des cultures et des particularités locales des pays où il est implanté", rappelle la direction du Quai Branly et incidemment, les plaquettes de remerciements balisant le parcours. Idem pour les autres mécènes comme Sony-France, Saint-Gobain, Schneider Electric, les assurances Axa, la Caisse des Dépôts ou la Caisse d'Epargne… Que dire de l'agence de publicité Euro-RSCG, fondée par Jacques Séguéla, qui a "accompagné depuis 2003 le musée du Quai Branly dans sa stratégie de communication", parce qu'elle voit dans ce projet "un écho humaniste de son propre métier"? Euro-RSCG est aussi connue pour avoir "chèrement animé les campagnes présidentielles des dictateurs togolais et gabonais Eyadéma et Bongo", rappelle à Paris l'association Survie. Doté d'un budget de 44 millions d'euros pour les frais de fonctionnement en 2006, le musée du Quai Branly a aussi choisi d'externaliser toutes les prestations nécessaires à son exploitation. Là encore, les sociétés privées ont obtenu leur part du gâteau. Le groupe Elior a été retenu pour assurer l'ensemble des services et des prestations de restauration. Le groupe d'électronique Thalès (ex-Thomson-CSF, impliqué dans le scandale des frégates de Taïwan et travaillant pour l'industrie de l'armement) a empoché avec Faceo le contrat de la maintenance technique du bâtiment, l'infogérance des systèmes d'information et les services généraux d'accueil, du nettoyage, de la sécurité des accès, du gardiennage et de la restauration du personnel: 40 millions d'euros pour 4 ans.

Gilles Labarthe / DATAS