ANALYSE
Marché de l'or: du rififi chez les raffineurs suisses
En abritant à elle seule la moitié des firmes européennes de raffinage d'or reconnues pour leur standard de qualité par le marché de Londres, la Suisse coule des jours tranquilles en restant l'un des premiers exportateurs mondiaux de lingots. Mais la belle époque des années 1960-1990 est révolue. Les anciennes filiales d'affinage nationales de UBS, SBS et Crédit suisse ont depuis été rachetées, en partie par des capitaux anglo-américains, allemands ou du Moyen-Orient. Elles sont aussi soumises à une plus rude concurrence: le marché international du métal jaune s'est diversifié et la vente physique se déplacée de Zurich vers Dubaï, pour alimenter l'Inde ou la Chine

Gilles Labarthe / DATAS

Cinq entreprises, sur un total de onze pour toute l'Europe. Telle est l'étonnante concentration en Suisse des firmes de raffinage d'or. Depuis des décennies, le marché des métaux précieux de Londres (London bullion market association, LBMA) recommande le traditionnel savoir-faire helvétique pour la fabrication de lingots bancaires, d'une pureté exceptionnelle: 99,99% d'or pour les barres de métal jaune. Une prouesse technologique dont peu de sociétés peuvent se vanter.

"La Suisse n'a pas d'industrie minière significative, mais possède une excellente compréhension du marché international de l'or", admettait il y a quinze ans un spécialiste de la revue Mining Magazine. Aujourd'hui encore, de New York à Pékin, en passant par Tokyo, Bombay les Emirats arabes, un lingot estampillé "Swiss made" est toujours gage de qualité pour les acheteurs internationaux à la recherche du bon investissement. Et pourtant: la position de leader mondial de la Suisse en matière d'affinage, incontestée depuis la Seconde guerre mondiale, traverse une période de turbulences sans précédent.

Elles sont déjà loin, les années 1960 à 1990, la période des belles affaires discrètes où, propulsées par la place financière suisse, les entreprises Metalor Technologies SA (filiale de SBS jusqu'en 1998), Argor (détenue à 75% par UBS jusqu'en 1999) et Valcambi SA (filiale à 100% du Crédit suisse jusqu'en 2003) se partageaient la grande majorité des importations et du coulage de l'or extrait des mines sud-africaines sous le régime d'apartheid.

"Depuis la fin de l'apartheid, la situation a énormément changé", explique à Bâle la spécialiste Mascha Madörin. Le marché de l'Afrique du Sud, premier producteur d'or de la planète, s'est en effet ouvert et "le Zurich pool (constitué en 1968 par les grandes banques suisses pour la commercialisation de l'or sud-africain, ndlr) s'est internationalisé, même s'il continue de jouer un rôle très important sur le marché mondial".

C'est à Dubaï - aussi connue sous le nom de "City of gold" - que se déroulent désormais les grandes tractations concernant la vente physique de l'or à destination de l'Inde et du Moyen-Orient (lire encadré). Sur les huit firmes d'affinages recommandées à Dubaï par les standards de qualité pour l'or reprenant les critères du LBMA, on retrouve trois firmes suisses: Metalor, Valcambi, Argor Heraeus. Toutes trois ont connu dès la fin des années 1990 une importante valse au niveau de leur direction et conseils d'administration. Elles ont été rachetées en grosse partie par des capitaux anglo-américains ou allemands, tout en restant proches d'UBS et du Crédit Suisse. Il y a aussi un concurrent suisse plus récent: PAMP SA (Produits artistiques et métaux précieux). Etablie dans les environs de Lugano, la firme a été créée en 1977. Elle est devenue une filiale du groupe MKS Finance, liée à des intérêts au Moyen-Orient.

Malgré ce nouveau contexte international, la Suisse reste le premier exportateur mondial d'or pour le marché stratégique du minuscule émirat : plusieurs centaines de tonnes d'or par an. Car sur le marché de l'or, et contrairement aux idées reçues, la Suisse ne se limite pas aux activités de trading ou de courtage. La quantité de métal jaune qui arrive en Suisse, surtout via les ports francs, est plutôt considérable. La récente multiplication des affaires liées à l'importation en Suisse "d'or sale" (lire l'article ci-dessous), l'étude des chiffres concernant la production des entreprises helvétiques et enfin, le volume des exportations d'or vers Dubaï viennent fortement relativiser cette théorie d'une Suisse "rien dans les mains, tout dans les poches".

Un exemple: trois ans après la fin du régime d'apartheid sud-africain, la Suisse représentait toujours le premier exportateur mondial d'or pour l'émirat de Dubaï, fournissant plus de 206 tonnes (sur un total de 316 tonnes) en 1995, et 220 tonnes sur 350 en 1996, informe un reporter de Gulf News. Soit presque un cinquième des exportations totales suisses d'or en barre enregistrées par l'Administration fédérale des douanes: 1'166,8 tonnes en 1995, contre 1'184,4 tonnes en 1996.

Dans une étude pour le CNRS intitulée "Dubai: le développement d'une cité-entrepôt dans le Golfe", le chercheur français Roland Marchal confirme qu'au milieu des années 1990, l'essentiel des importations d'or vers Dubaï provenait bel et bien de la Suisse. Ces importations de métal précieux - tout à fait légales, précise Roland Marchal - comportent certains avantages, dont l'absence de taxes et de contrôles aux frontières. Jusque dans les années 1980, les avantages étaient aussi compris pour le petit émirat: "pendant plusieurs décennies, Dubaï a joué un rôle crucial dans la contrebande d’or à destination du sous-continent indien, où ce métal précieux était taxé à plus de 400 %".

Les temps ont changé. La législation indienne s'est depuis assouplie. Aujourd'hui, le nouveau DMCC cherche officiellement à "encourager activement une plus grande transparence" sur le marché de l'or, comme le rappellent à Dubaï ses services de communication. Et à Berne? Le service des statistiques d'exportations de l'Administration fédérale des douanes reste muet sur les chiffres concernant les importations d'or par pays, comme les exportations suisses d'or vers les émirats arabes: ils sont toujours classés "données confidentielles".

Gilles Labarthe / DATAS

(encadré 1)
Dubaï, nouveau marché physique de l'or
Les lingots "Swiss made" ont aussi été parmi les premiers à recevoir leur certification pour le Dubaï Metals and Commodity Centre: le DMCC, nouveau pôle commercial stratégique dédié à l'or, à l'agent, au platine, au palladium ou au diamant, inauguré par le gouvernement arabe local en automne 2002, puis renforcé le 14 décembre 2005 par la création du Dubai Gold and Commodities Exchange.

Pour pouvoir figurer à Dubaï dans ce palmarès restreint, les entreprises de raffinage étrangères doivent justifier d'une production minimale de dix tonnes d'or fin par an, exclusivement coulé sous forme de petits lingots d'un kilogramme ou moins. Les firmes "suisses" relèvent le défi haut la main: Valcambi, qui se présente comme "une des plus grandes entreprises de raffinage du monde", a traité plus de 600 tonnes de métaux précieux en 2004. PAMP SA traite 400 tonnes de métaux précieux par an.

En comparaison, la firme montante Emirates Gold, qui fait partie de la zone franche du DMCC depuis 2003, n'a encore qu'une capacité de 250 à 300 tonnes. Mais les entreprises d'affinage sud-africaines, nord-américaines ou arabes se pressent aussi au portillon. Dubaï a importé 502 tonnes d'or en 2004, 522 tonnes en 2005… ses huit plus importants partenaires économiques sont, outre l'Inde et la Suisse, la Grande-Bretagne, les USA, l'Afrique du Sud, la Malaisie, l'Arabie saoudite et Singapour.

"Dubaï poursuit inexorablement son ascension, comme nouveau centre du marché international des métaux précieux", titrait il y a quelques mois une analyse du magazine spécialisé Mineweb. En fonction depuis moins de quatre ans, le DMCC a mis les bouchées doubles pour assurer les prestations: son marché est ouvert de 10 heures (locales) du matin à 11 heures le soir, assurant la relève des Bourses asiatiques et devançant de plusieurs fuseaux horaires les marchés nord-américains. Début 2006, une ouverture est même prévue pour les boursicoteurs du week-end…

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(encadré 2)
De l'or fondu, mais pas volatilisé
La spécialiste Mascha Madörin distingue plusieurs aspects dans le commerce de l'or qui concernent la Suisse. Il faut d'abord reconnaître la prépondérance du marché international de Zurich dans les activités de courtage du métal précieux, d'achat et de vente opérés à distance: "le Zurich pool joue toujours un rôle très important, c'est un marché mondial où il n'est pas nécessaire que l'or parvienne physiquement en Suisse". Le rôle de premier plan de Zurich, Genève ou Zoug pour le trading international d'armement et de matières premières en général - souvent des ressources stratégiques comme le pétrole ou le coltan, minerai très convoité pour son utilisation dans la téléphonie mobile - est bien connu. Dans ces cas, les marchandises passent d'un acquéreur à l'autre sans même effleurer notre pays. En ce qui concerne l'or, certains experts affirment au contraire que la Suisse continue d'importer physiquement, surtout via les zones franches, des quantités impressionnantes de métal jaune qui sont fondues et raffinées sur notre territoire national. Depuis la Seconde guerre mondiale, "UBS, SBS et Crédit Suisse ont investi énormément d'argent dans des holdings et entreprises de raffinage", rappelle Mascha Madörin. C'est ce qui leur a permis de maîtriser l'ensemble de la chaîne, depuis l'acheminement du minerai à l'étranger jusqu'à son dégrossissage. D'où le nom de l'Usine genevoise de dégrossissage d'or (UGDO) situé à la Jonction - établissement figurant parmi les "Melter and Assayers" recommandés par le marché de Londres en 1970, précise l'historienne suisse Sandra Bott. A Genève, l'UGDO a depuis fermé ses portes, mais d'autres entreprises suisses, parmi les plus importantes au monde et reconnues par le marché des métaux précieux de Londres (London bullion market association, LBMA) continuent de couler médailles et lingots bancaires: Argor-Heraeus SA (Mendrisio, Chiasso), Cendres & Métaux SA (Bienne), Metalor Technologies SA (Neuchâtel), PAMP SA (Castel San Pietro) et enfin, Valcambi Sa (Balerna, à la frontière italienne). "La chose importante, et qui n'est pas publique, c'est cette question de l'or brut, pré-raffiné, qui vient réellement en Suisse. Pour l'or des seigneurs de guerre, nous n'avons pas d'informations", souligne Mascha Madörin. Si la Suisse mettait en place un système de certification d'origine et de traçabilité de l'or, en cas de litige (or issu d'un trafic illicite, ou importé d'un pays en conflit, soumis à l'embargo, par exemple), la marchandise pourrait alors être saisie sur place, chez son destinataire. Faute de transparence dans les importations, seules deux affaires concernant des affineurs suisses ayant fondu ou s'apprêtant à couler de l'or d'origine douteuse ont fait ces dernières années l'objet d'interventions parlementaires devant le Conseil national. La dernière en date: une intervention du député Joseph Lang, le 22 mars 2006, à propos des entreprises suisses faisant commerce avec de l'or pillé en République démocratique du Congo (RDC). Joseph Lang a demandé au Conseil national de rendre "la législation suisse sur le contrôle des métaux précieux utilisable, afin de combattre le commerce de métaux précieux pillés dans des régions en conflit", de soutenir "les activités du groupe d'experts onusien actuel, qui explore un système de traçabilité (traceability system), afin de surveiller le respect de l'embargo contre la RDC" et enfin, d'améliorer "le contrôle sur le stockage dans des ports francs en particulier d'or issu de régions en conflit". Sa demande n'a pas encore été traitée.

Gilles Labarthe / DATAS