ENQUÊTES
L’épreuve de la globalisation
(Genève, 28/03/2006) Aujourd’hui 72% des emplois en Suisse sont dans le secteur tertiaire. A cette situation inédite se rajoute une autre: les actionnaires exigent un rendement deux fois plus élevé qu’il y a 20 ans (10% au lieu de 5%). La course à la rentabilité est accusée de provoquer un chômage durable. L’Etat se donnera-t-il les moyens, ne serait-ce que la volonté, de fournir assistance sociale, formation continue et autres « semestres de motivation » aux nouveaux marginalisés ? Tour d'horizon de quelques solutions proposées

Philippe de Rougemont / DATAS

Fin 2003, 20'000 jeunes attendaient en vain une place d’apprentissage en Suisse. Fin 2005, ils étaient plus de 22'500. Celles et ceux qui ne trouvent pas de place d’apprentissage doivent souvent se contenter d’une « solution transitoire »: ils rempilent pour une 10e année scolaire, un stage, un « semestre de motivation », ou un séjour linguistique. Plus d’un quart des jeunes doit se contenter d’une telle solution, selon le syndicat Unia. Une fatalité ?

Officiellement, il y a aujourd’hui en Suisse 30’000 jeunes chômeurs de moins de 25 ans, soit 5,4% de chômage chez les jeunes. Mais la réalité pourrait être bien différente. Selon Jean-Christophe Schwaab, Secrétaire syndical d’Unia jeunesse, la moitié des jeunes sans emploi ne s’inscrit pas au chômage. Le taux des sans emploi pourrait ainsi avoisiner les 10%. Un chiffre que l’étude (ESPA) de l’Office fédéral de la statistique rejoint : plus de 50'000 jeunes n’ont pas d’emploi en Suisse et plus de 48'000 aimeraient travailler plus.

Autrefois voie assurée vers un emploi stable pour les jeunes sortis de l’enseignement obligatoire, l’apprentissage ne remplit plus son rôle d’intégration professionnelle. Alors que dans les années 80, un tiers des entreprises formaient des jeunes, seulement une entreprise sur cinq forme actuellement les professionnels de demain. Selon les chiffres d’Unia, en 2005, le nombre des jeunes terminant l’école obligatoire et cherchant une place d’apprentissage augmente quatre fois plus vite que le nombre de places disponibles. Comment en est-on arrivés là ?

Qui accuser ?
Pour tenter de voir plus clair dans le contexte alarmant d'un taux de chômage toujours plus élevé à Genève chez les jeunes, l’Oeuvre suisse d’entraide ouvrière (Oseo) nous a révélé en primeur une étude fouillée sur le chômage des jeunes, donnant une place importante aux témoignages de jeunes, de chefs d’entreprises et d’institutions. Les récits sont révélateurs d’un climat de méfiance réciproque entre patrons et jeunes. « Les patrons manquent d'envie d'enseigner à l'autre. Si les qualifications ne sont pas encore acquises, ils ne prennent même pas le temps de te les transmettre » se plaint Sandra, 24 ans. Même son de cloche chez le secrétaire syndical d’Unia : « entendre à longueur de journée dans la bouche de nombreux responsables politiques et économiques que les jeunes sont des bons à rien, des paresseux, qui ne savent plus lire ou écrire, qui sont mal élevés, etc. est passablement démotivant ». Or la motivation vient en tête des ingrédients invoqués tant par les jeunes que par les employeurs pour décrocher un apprentissage ou un emploi, selon le rapport de l’Oseo. A la fois cause et conséquence de la démotivation d’une partie des jeunes, les entreprises du secteur tertiaire se détournent des jeunes sortis du Cycle et recrutent des détenteurs de maturité comme stagiaires ou temporaires.
A ce constat de défiance mutuelle, Christian Lopez de l’Oseo-Genève insiste sur la « nécessité d’arrêter de stigmatiser les jeunes comme étant des fainéants... notre étude montre que la grande majorité des jeunes considèrent le travail comme une valeur centrale à laquelle ils adhérent. En revanche, ce qui a changé c’est l’attitude qu’ils ont au travail puisque celui-ci ne leur apporte plus les bénéfices tant espérés après des années d’études ». Pour M. Lopez, de nombreux jeunes ayant participé à l’enquête courent de petit boulot en petit boulot et essaient de s’en sortir. Ils continuent d'avoir des rêves et des projets. Charles Beer, Conseiller d’Etat en charge de l’instruction publique, souligne qu’a Genève les places d’apprentissage disponibles « ne sont pas la difficulté », mais que « les signaux donnés par la concurrence, l’obligation d’être fort, adaptable, dynamique, motivé, alors qu’en même temps les dégâts au niveau du lien social sont forts, peuvent mener à un découragement. »
Pour M. Beer, accuser les jeunes, c’est oublier que l’économie a changé ces 20 dernières années. « Les grandes entreprises avaient, il y a 20 ans, une obligation de rentabiliser le capital investi à 5% ». Elles diversifiaient leur action, équilibraient les risques. « Aujourd’hui on exige du 10% de retour sur investissement, les grandes entreprises se concentrent sur leur compétence de métier et « outsourcent » les autres activités. Elles offrent moins d’emplois et exercent en plus une forte pression sur les petites entreprises ». Dans ce contexte, « la responsabilité sociale (des entreprises, ndlr) est souvent malmenée ».
Le contexte économique de plus en plus compétitif entre grandes entreprises pour attirer des capitaux se traduit en une obligation de flexibilité, avec pour premières victimes les employés peu productifs. Cela est d’autant plus vrai dans le secteur tertiaire, notamment la banque, qui peut facilement délocaliser certaines activités.
Il y a toujours eu plus de places d'apprentissage dans l'artisanat et l'industrie. Or, ces secteurs ont subi une délocalisation effrénée depuis les trois dernières décennies. Pour Christian Lopez, « aujourd’hui, les emplois peu qualifiés n’apportent plus, ou très peu, ce que j’appellerais un travail rémunéré et socialement constructeur de stabilité ». Une population de jeunes peu ou pas qualifiée a toujours existé, « mais auparavant, ces jeunes pouvaient s’inscrire sur le marché du travail dans des emplois peu qualifiés, mais porteurs de perspectives sociales ».

Autre accusation entendue de la part d’Unia pour expliquer le chômage des jeunes : le manque d’implication des autorités fédérales. Avec le récent refus du Conseil fédéral d’accorder davantage de moyens aux cantons, ceux-ci manquent de nouvelles ressources pour absorber les délaissés de l’économie. « Au printemps passé, raconte M. Schwaab, toutes les propositions qui venaient du PS et des syndicats pour tenter de sortir de la crise (notamment instaurer une année d'apprentissage de base) ont été balayées au Conseil national... »

Encadré
Que faut-il donc faire ?
Le syndicat Unia, l’Oseo, et Charles Beer, interrogés séparément, s’accordent pour appeler à un nouveau pacte social entre l’Etat et les entreprises pour la formation et l’insertion professionnelle des jeunes. « L’apprentissage n’est pas une tâche sociale des entreprises, mais une responsabilité professionnelle de transmettre les métiers à de nouvelles générations », observe M. Beer. Pour le Conseiller d’Etat genevois, il s’agit de fournir un suivi personnalisé pour tous ceux qui ne suivent pas de formation ou qui sont en rupture de formation, soit « obtenir un engagement de responsabilité sociale pour la signature de contrats d’apprentissage » de la part d’entreprises soutenues par l’Etat lors de leur implantation. Du côté de l’organisation interne, il s’agira de combler davantage le No man’s land de 1 à 2 ans séparant la sortie du Cycle de l’entrée en apprentissage, en développant les formations à plein-temps (école de commerce, écoles professionnelles). Autre ambition : « regrouper l’enseignement des différents métiers comme les formations techniques en un seul lieu et privilégier la polyvalence des personnes formées ». Des mesures plus coercitives ne devront-elles pas suivre pour contraindre les entreprises à créer des places d’apprentissage ? « Pas avant de voir ce qui se passera ces deux prochaines rentrées, qui seront des années clef », nous répond Charles Beer. Est-ce que les moyens de son Département seront suffisants pour mettre ces mesures en place ? M. Beer retourne la question : « Est-ce qu’on souhaite utiliser de l’argent à indemniser les jeunes, sans projet de formation ? Un jeune qui ne travaille pas coûte énormément à la collectivité. » Pour rétablir les finances du canton, le Conseil d’Etat ne veut pas d’augmentation d’impôts, mais à terme, la porte n’est pas fermée pour d’éventuelles taxes supplémentaires au cas où les mesures actuellement prises ne suffiraient pas.

Autre proposition pour répondre au défi de la formation : les Fonds pour la formation professionnelle. Pour Jean Christophe Schwaab (Unia), « il faut un fonds pour la formation professionnelle dans chaque canton et dans chaque branche, auquel cotiseraient toutes les entreprises concernées ». L’argent du fonds est redistribué aux entreprises formatrices et finance des projets de formation professionnelle. De tels fonds existent déjà à Genève, Neuchâtel, en Valais et bientôt dans le Jura et Vaud.
Rejoignant l’ambition du Conseiller d’Etat vaudois Pierre-Yves Maillard pour instaurer un « droit a la formation professionnelle » (voir notre article du 20 mars courant), la jeunesse du syndicat Unia revendique « un droit à une formation ou à une place d’apprentissage, pour toutes et tous ».

L’Oseo rappelle que tous les secteurs ne sont pas également affectés par la carence de places d’apprentissage. « Dans le tertiaire, la compétition est féroce, mais parallèlement, les métiers du bâtiment, du commerce de détail et de l'hôtellerie manquent d'apprentis ». Il paraît donc urgent de « revaloriser ces secteurs d'activité aux yeux des jeunes demandeurs d'emploi », sous forme de départ en retraite différenciés et de revalorisation salariales. Rendant la parole aux jeunes qui ont participé à l’enquête de l’Oseo (à paraître ces prochains mois), Christian Lopez relève que la proposition qui revenait le plus souvent parmi les jeunes interrogés était la mise sur pied de « stages découverte » en entreprises pour se faire une idée, en quelques jours, des différents métiers.

Encadré 2
New Deal ou bond en arrière ?
« La libéralisation du commerce international ne crée pas d’emplois, mais réalloue des fonds et des emplois de secteurs peu productifs à des secteurs plus productifs de l’économie », explique Melvyn Krauss, expert du développement économique au Hoover institution (Stanford). La Suisse et particulièrement Genève ont bien entamé cette dynamique de tertiarisation. Les industries suisses qui le peuvent ont délocalisé leur production vers des pays ayant des fiscalités et des réglementations plus accueillantes. En Suisse, seule l’agriculture est soutenue, à bout de bras. La difficulté structurelle qui frappe le marché de l’emploi, selon la plupart des intervenants consultés, c’est que le tertiaire, largement dominant sur le marché de l’emploi, fait moins appel à des places d’apprentissage que Migros par exemple. Autre écueil relevé par M. Krauss, les emplois du secteur bancaire sont hautement flexibles et mobiles. La délocalisation de secteurs financiers de multinationales suisses en Inde atteste de cette possibilité, propre au secteur tertiaire et encore renforcée par le progrès de l’informatique et d'Internet. Avec les gains de productivité obtenus grâce à la démocratisation de l’informatique, ce sont des emplois d’imprimeurs, de secrétaires et d’archivistes qui passent à la trappe, au profit d’entrepreneurs comme Bill Gates qui ont engrangé des profits colossaux.
L’augmentation de la productivité, qui est l’arme principale pour améliorer la compétitivité d’un pays ou d’une entreprise, signifie diminuer le temps de travail nécessaire par unité de bien produit. Paradoxalement, le plus gros employeur, l’économie privée, a comme objectif principal, dans une économie a 10% de rendement, de diminuer le nombre de ses employés. Les entreprises préfèrent engager un stagiaire avec une maturité plutôt qu’un apprenti avec une qualification moindre et des charges administratives en plus.
La réallocation de fonds et d’emplois hors des secteurs peu productifs (c'est-à-dire : intensive en main-d’oeuvre), et vers des secteurs productifs (intensive en capitaux) vantée par M. Krauss, est une machine à créer du chômage.

C’est pourquoi Christian Lopez, de l’Oseo Genève, à défaut de croire en un remaniement de la structure économique, insiste sur un nécessaire « nouveau contrat social » entre l’Etat, les syndicats et les entreprises pour créer les places de formation et de travail de demain.
M. Lopez conclut l’entretien avec un avertissement : soit on mettra en place ce un New Deal pour l’avenir (suivant la politique interventionniste pour rétablir les emplois aux USA en vigueur pendant les années 30), ou alors ce sera le bond en arrière...