ENQUÊTES
Chômage des jeunes : les victimes accusées
L’espoir de lendemains qui chantent pour les générations à venir, bien présent depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, ne fait plus recette. Depuis une dizaine d’années, on peine à croire que les jeunes auront une vie meilleure que leurs parents. Aujourd’hui, trouver en Suisse une place d’apprentissage ou un emploi correctement payé à la sortie des écoles supérieures ou de l'université est devenu un défi. Etat des lieux

Philippe de Rougemont / DATAS

(Genève, 20/03/2006) " Après l’obtention de votre diplôme, comptez deux ans avant de trouver un emploi fixe ". C’est ce que Fabien (nom d’emprunt) s’est entendu dire par un responsable d’Uni-emploi à Genève, qui aide les universitaires à chercher un emploi. Bien que l’absence de formation soit un facteur pénalisant, ce n’est pas un diplôme ou une formation professionnelle en poche qui assure un premier emploi. Pour la filière de l’apprentissage, le problème se situe en amont de la recherche d’emploi : il faut d’abord décrocher une place d’apprentissage. " Dans les années 60, un recruteur de Siemens faisait du porte-à-porte pour embaucher et former les jeunes issus de la scolarité obligatoire, c’est comme ça que ma mère, d’une famille paysanne, a trouvé son premier travail " nous raconte Pierre-Yves Maillard, Conseiller d’état vaudois. Aujourd’hui, les entreprises ont élevé leurs critères de sélection. Il ne suffit plus de sortir du Cycle d’Orientation pour entrer en apprentissage. Une année supplémentaire de " préparation à la formation " après le Cycle s’impose, après quoi des jeunes rencontrent encore des difficultés à trouver une entreprise formatrice.

Voies de garage
S’il y a une inflation en Suisse qui pose souci, c’est celle des jeunes qui cherchent à se faire une place dans le monde du travail. Résultat, de plus en plus se trouvent sur des voies de garage. On observe à Genève depuis 5 ans une augmentation de 40% des jeunes qui se présentent à l’Hospice général et des assistants sociaux orientent des jeunes de 25 ans à l’AI. Même le très libéral et optimiste Jacques Pilet, dans une chronique du 2 mars pour un hebdomadaire romand, commence à s’inquiéter que les entreprises se détournent de leur vocation d’intégration sociale.
Selon Laurent Wicht, rencontré à l’Institut d’études sociales de Genève où il est chargé d'enseignement, " on est sorti du consensus politique qui prévalait entre la droite et la gauche. Où d’un bord à l’autre, on se disait: il s’agit finalement de nos enfants et de la relève, on va travailler ensemble ". La rupture daterait d’une dizaine d’années, lorsqu’une partie de la droite " n’a plus joué le jeu de l’intégration sociale et a poussé l’individu à un isolement extrême ".

Constats opposés
Pour les partis bourgeois, si le nombre de jeunes à l’assistance publique augmente, c’est parce que l’on offre aux jeunes l’opportunité de passer de la dépendance des parents à une dépendance de l’Etat. En somme, les difficultés d’embauche ou d’accès à la formation professionnelle seraient marginales dans l’explication du phénomène. Ce qui manquerait surtout pour les jeunes, c’est de l’ambition.
A gauche, on accuse la course aux rendements et la chasse aux coûts de production que représentent les employés. Pour le socialiste Pierre Yves Maillard, " le discours de droite existe, mais il ne correspond pas à ce que je vois, ce ne peut pas être une ambition de vie pour un jeune que de vivre à l’assistance, sauf pour ceux qui n’ont vraiment aucune autre perspective ". Daniel Süri, formateur d’adultes dans le canton de Vaud, résume pour nous la division : " Le scandale n’est pas que des jeunes bénéficient de l’aide sociale, mais bien qu’ils remplissent les conditions pour en bénéficier ".

Réponses politiques divergentes
Pour la droite, l’Etat doit rendre l’assistance publique moins attractive et la conditionner à la recherche active d’emploi. Parallèlement à cette assistance au mérite, censée motiver les jeunes à se tourner vers l’économie, c’est souvent des partis de droite qui mettent sur pied les systèmes de rentes financières pour les sans emplois et les sans-formation, installant les jeunes dans l’assistance. C’est le cas de Genève, où M. Pierre-François Unger, Démocrate chrétien et chef du Département de l’économie et de la santé, travaille à l’instauration d’un Revenu déterminant unifié, se confinant à l’option de l’assistance à long-terme.
A gauche, accusant les baisses d'impôts voulues par les libéraux il y a 4 ans, le René Ecuyer (PdT ) rappelle que l'on vit actuellement " une crise des recettes, et non des dépenses ".
Jocelyne Haller, de Solidarités, comme plusieurs autres personnes interrogées, met l’accent sur une large extension des structures d’aide personnalisée pour accéder à une formation et ensuite à un travail. Dans le canton de Vaud, l’objectif posé pour 2006 par le Département des affaires sociales présidé par un socialiste: tout jeune entre 18 et 22 ans qui se présente aux Centres sociaux régionaux doit se voir proposer un programme d’insertion. Autre volet d’action préconisé à gauche : contraindre les entreprises à former des jeunes (voir encadré).

Derrière l’arbre, la macro-économie
Le pari de l’assistance au mérite, c’est que moyennant une motivation, tous les chercheurs d’emplois trouveront un travail rémunéré. " C’est oublier que la conjoncture ne fournit objectivement pas de travail à tout le monde ", insiste Haller. C’est surtout le cas à Genève, où à 7,2%, le taux de chômage est presque le double du taux suisse, sans compter les personnes sans-emploi qui ne sont pas comptabilisées par les rapports fédéraux mensuels (Seco, Berne).
Offrir à tous les jeunes une aide personnalisée pour commencer ou recommencer une formation, ou pour décrocher un emploi, est déjà difficile lorsque manque une majorité politique, mais cette difficulté est doublée par des perspectives d’emploi bouchées. Même constat chez Pierre-Yves Maillard pour qui " nous sommes passés d’un monde à un autre, aujourd’hui des jeunes envoient 200 lettres de motivation pour un apprentissage et restent trop souvent sans formation. La dégradation du marché de l’emploi est extrême ". Maillard confie en fin d’entretien qu’on pourra " mettre en place autant de programmes d’insertion qu’on voudra, on améliorera un peu la situation, mais le problème restera un problème de fond ". En France, le Monde diplomatique a répertorié (dans son édition de mars 2006) 35 mesures en faveur des jeunes instaurées depuis 1977, jusqu’au Contrat première embauche du gouvernement Villepin. Pendant la même période, le chômage des moins de 26 ans est passé de 11,3% en 1977 à 23% actuellement.


(encadré)
Le nouvel esprit du capitalisme
Luc Boltanski et Eve Chiapello, dans leur ouvrage éponyme (1), ont plongé dans " un des lieux principaux de l'esprit du capitalisme " : la littérature sur la gestion d’entreprises. Les deux sociologues comparent le discours managérial des années 1960 avec celui des années 90. Dans les années 60, l’entreprise est fortement hiérarchisée, chaque employé a une position définie en fonction de sa formation et de son ancienneté. Les conventions collectives font la loi, les horaires sont les mêmes pour tous. Un esprit de corps entre les différents niveaux hiérarchiques crée des communautés d’intérêt. Mais à partir des années 90, selon les auteurs, les références changent. Les grèves et la pensée de 1968 ont marqué les nouveaux gestionnaires. Dorénavant, pour assurer " l’implication du personnel ", les gestionnaires auraient remplacé l’ancienne hiérarchie rigide par la soumission de l’employé envers le client, intronisé roi. Les cadres deviennent des " coachs " (entraîneurs, ndlr). Les horaires sont assouplis, personnalisés, compliquant au passage la distribution de tracts à la sortie du lieu de travail. La progression des compétences des employés est dûment notée et conditionnera leur maintien dans l’entreprise. Exit la lutte des classes, remplacée par " la lutte des places ". Désormais fragmentée en individus concurrents, la main-d’oeuvre se trouve privée de défense, les syndicats sont contournés, comme le sont les conventions collectives par les stages et les contrats à durée déterminée. L’exclusion des jeunes et le renvoi en pré-retraite apparaissent alors comme le résultat d’un processus normal, résultat d’une " employabilité insuffisante de certains individus ".

Capital social
Pour Laurent Wicht, il y a deux types de jeunes chercheurs d’emploi : les jeunes avec un bon " capital social ", mobiles, adaptables, autonomes et motivés. Et les autres, avec un faible capital social, démotivés, ayant une difficulté à se projeter, à communiquer, dépendants et n’inspirant pas confiance.
La combinaison de ce facteur " confiance en soi " avec le niveau de formation détermine selon Wicht la chance de décrocher un vrai premier emploi.
" Aujourd’hui pour trouver un job, il faut être jeune mais avoir de l’expérience, plein d’idées et être tout de suite dans le coup " nous raconte Fabien, un an et demi d’expérience en recherche d’emploi, 23 ans et diplômé en Hautes études internationales. " Ce que les entreprises cherchent, c’est le profil junior, 25-28 ans, 2-3 ans d’expérience et beaucoup de motivation ". L'employabilité combinée avec une formation devient donc une condition essentielle de survie, " mais sans garantie de décrocher de travail ".

(1) Le nouvel esprit du capitalisme, Luc Boltanski et Eve Chiapello, Coll. NRF Essais, Gallimard, 1999.


(encadré)
Mission ou démission des entreprises formatrices ?

L’accès à une formation professionnelle dépend du bon vouloir des entreprises. Or, les places d’apprentissage sont maintenant conditionnées à des examens d’entrée toujours plus exigeants. Résultat : en 1986, 34% des entreprises formaient au moins un apprenti. En 2004, ce chiffre est descendu à 15%. Les travailleurs sociaux interrogés pour cette enquête dans les cantons de Genève et de Vaud sont unanimes pour appeler l’Etat à réguler l’économie. Pour Jacques Mino, ancien responsable du service des classes d'accueil à Genève, cet appel au courage politique se traduit par une motion municipale pour une modification des règles de l’Accord inter-cantonal sur les marchés publics (AIMP). A la clef, de nouveaux critères privilégiant les entreprises qui offrent un minimum de places d’apprentissage. Cette motion a peu de chances de réussir, l’AIMP transposant des accords de l’OMC signés par la Confédération, ceci pour " assurer une concurrence efficace " (1).

Il y aurait d’autres mesures que les législateurs pourraient mettre en oeuvre pour contraindre au moins les entreprises qui affichent de solides bénéfices, à ouvrir des places d’apprentissage. " On doit envisager d’instaurer une péréquation financière (redistribution, ndlr) entre les entreprises qui ne prennent pas d’apprentis et ceux qui en prennent ", commente un travailleur social à Genève. L’initiative fédérale LIPA prévoyait précisément cette mesure. Or, elle à été rejetée par 68% des voix en 2003.
A défaut de contraindre les entreprises, restent les actions que les collectivités publiques peuvent mener, dans l’administration même, en finançant des ateliers protégés ou en allant plaider auprès des entreprises. Dans le canton de Vaud, deux Départements tentent de créer 100 places d’apprentissage en entreprise. 85 engagements pour des contrats d’apprentissage ou de pré-apprentissage ont ainsi été assurés pour la rentrée 2006. " J’ai fait doubler le nombre d’apprentis dans mon département et on me disait que ce n’était pas possible " nous confie Pierre-Yves Maillard. Conscient que balayer devant sa porte ne suffira pas, Maillard ambitionne de travailler en amont, sur le principe du droit a la formation professionnelle. " On devra bien ouvrir le débat un jour. Au 19e siècle, revendiquer le droit à l’école était considéré comme une folie... aujourd’hui il faut pousser les choses plus loin ". Courage politique, seras-tu là ?


(1) Autorité intercantonale pour les marchés publics, Zürich