SUISSE
Importations d'or: un lingot peut en cacher un autre
(Genève, 21/02/2006) Un dernier rapport d'experts du Conseil de sécurité de l'ONU exige des sanctions contre la firme tessinoise Argor Heraeus, accusée d'importer de "l'or sale" extrait frauduleusement de la République démocratique du Congo. Le trafic d'or africain à destination de la Suisse est une vieille habitude. Retour sur des embrouilles qui impliquent l'administration fédérale

Gilles Labarthe / DATAS

Quelles sont les quantités d'or africain importées chaque année en Suisse? De quels pays proviennent les lingots? Les firmes suisses actives dans le raffinage font-elles commerce avec des régions en conflit? Autant de questions cruciales que se posent des ONG, inquiètes de trouver la Suisse comme principal importateur "d'or ensanglanté" extrait illégalement de la République démocratique du Congo. En achetant de l'or issu du trafic de matières premières, les entreprises suisses risquent de financer indirectement les milices armées en Ituri, avertissent depuis des années les experts du Conseil de sécurité de l'ONU. Leur dernier rapport confirme encore la gravité de la situation. Fait nouveau: il demande même des sanctions contre la firme tessinoise Argor Heraeus (lire ci-dessous).

C'est connu: sans transparence sur le marché de l'or, pas de règlements de conflits armés en Afrique centrale. Hélas, question transparence, on est plutôt mal servis lorsqu'on s'adresse à Berne aux différents départements concernés par l'importation des métaux précieux. "Les importations et exportations d'or en barre ne font pas partie de la statistique du commerce extérieur suisse, décline invariablement l'Administration fédérale des douanes (AFD). Ces flux de marchandises sont toutefois repris dans une statistique séparée". Peut-on obtenir cette statistique? "Non, elle est confidentielle". Pour savoir ce qui se trame en Suisse, autant se renseigner à l'étranger. Là, surprise: entre les importations officielles d'or africain avouées à Berne et les exportations enregistrées par les pays producteurs à destination de la Confédération helvétique, c'est le grand écart. Comme une sorte de fatalité: les chiffres ne correspondent jamais.

Depuis les années 1960 jusqu'à la fin de la période d'apartheid, les autorités fédérales se sont arrangées pour masquer les données d'importations provenant d'Afrique du Sud, premier pays producteur mondial, mis au ban de la communauté internationale en raison du régime raciste de Pretoria. La brouille était si bien orchestrée qu'aujourd'hui encore, nos chercheurs en histoire contemporaine pataugent dans des archives tronquées. Plus récemment, ce sont les importations suisses en provenance du marché interlope de Kampala (Ouganda) qui laissaient perplexe. D'après des experts de l’industrie locale africaine, plus de 70% de l’or exporté à partir de l’Ouganda sont destinés à la Suisse, qui figure parmi les principaux partenaires commerciaux du pays.

"Selon les statistiques ougandaises du commerce, les exportations à destination de la Suisse sont passées de 29 millions de dollars pour l’année 1999 à 99 millions en 2000", indiquait l'an dernier une enquête menée par l'ONG américaine Human Rights Watch. A Berne, le volume des échanges est fortement minimisé: les responsables fédéraux évaluent les importations en provenance d’Ouganda (toutes marchandises incluses) a environ 13 millions de dollars en 2002. Comparé aux statistiques d'exportation ougandaises, Berne fournit des chiffres comprenant une différence de 44 à 77 millions de dollars selon les années, conclut le rapport du HRW. La différence s'explique par le nombre d'importations entrant en Suisse via les zones franches (voir ci-dessous).

Autre cas, plus original: il arrive aussi que le volume d'importations finalement déclaré en Suisse pour un pays exportateur se révèle supérieur à sa production effective. "Pendant les années 1980, la Suisse achetait au Mali 10 tonnes d'or par an pour affinage, à une époque où le Mali n'était pas officiellement producteur", s'étonne le spécialiste en matières premières Lucas Patriat, dans un dossier publié en mars 2000 par la revue Marchés tropicaux. Explication: à cette époque, l'Afrique de l'Ouest était "touchée par une frénésie de l'orpaillage, conduisant parfois à des heurts entre artisans. L'incident le plus célèbre eut lieu entre Sénégalais et Mauritaniens. Tout cet or transitait par des réseaux commerciaux compliqués et efficaces". Efficaces, au point de se jouer des frontières, les pépites échappant ainsi aux caisses du pays producteur. Adieu taxes et impôts. Une partie des barres de métal jaune raffinées en Suisse était alors clairement le fruit d'activités de contrebande.

Interrogé à Berne sur ces chiffres, Hans-Ruedi Balmer, responsable de la Division du commerce extérieur et des questions économiques à l'Administration fédérale des douanes, refuse d'abord de communiquer les données concernant ces années 1980. "La publication de données détaillées affaiblirait les conditions de concurrence du marché suisse vis-à-vis des autres pays qui d'ailleurs ne divulguent aucun résultat circonstancié", justifie le responsable. Les chiffres qui nous intéressent remontent à vingt ans en arrière, on insiste. "Vous dites 10 tonnes? Non, c'est beaucoup moins. En plus, ça change d'une année à l'autre", commente M. Balmer.

Peut-on au moins avoir une idée générale de la situation entre 1985 et 1990? "Bon, la Suisse importait alors en moyenne du Mali, disons, 3 à 6 tonnes par an", informe enfin Hans-Ruedi Balmer. Autant dire que la Suisse s'assurait une position de monopole tout à fait remarquable: vérification faite, la production officielle d'or malien se limitait encore à 1,97 tonne en 1990. Elle n'a atteint 6,29 tonnes que cinq ans plus tard, en 1995, permettant au Mali de devenir le troisième pays producteur du contient noir après l'Afrique du Sud et le Ghana.

Gilles Labarthe / DATAS

(encadré 1)
Avions Swissair sur la Gold Coast
Pour nombre de connaisseurs sur place, les liens entre or africain, raffineurs et banques suisses ne sont pas un mystère. Au Ghana, la capitale Accra a la réputation de fonctionner comme plaque tournante pour la revente d'or ouest-africain, quelle que soit son origine. Quand en 1994, le célèbre magazine de découvertes Géo consacre un numéro spécial à l'ancienne Gold Coast (Ghana actuel), évoquant "le plus grand filon d'or d'Afrique" - gisement aurifère découvert par un certain Joseph Bonnat en 1878 - il l'illustre tout naturellement par un gros lingot d'or reposant sur une caisse en bois portant les lettres "Union de Banque Suisse, Zurich". La légende de l'illustration: "Chaque vendredi soir, le jet de Swissair décolle à destination de Zurich, emportant dans ses cales des lingots standards de 22 kilos produits à Tarkwa (sud-ouest du Ghana, ndlr) dans les anciennes concessions de Bonnat". Semaines, caisses, lingots… Multiplications faites, tout cela pèse un certain poids.

Gilles Labarthe / DATAS

(encadré 2)
Argor Heraeus bientôt sanctionné?
Les noms de Metalor Technologies SA (un des plus importants raffineurs du monde, basé à Neuchâtel) et d'Argor Heraeus SA (Mendrisio, Chiasso) étaient déjà apparus l'an dernier sur des rapports des experts du Conseil de sécurité de l'ONU dénonçant le trafic d'or en République démocratique du Congo (RDC). Un premier document du 25 janvier 2005 mentionnait la firme neuchâteloise comme acheteur indirect de l'or extrait illégalement de l'est de la RDC. Un second rapport du Conseil de sécurité du 26 juillet 2005 démontrait que cet "or ensanglanté" - utilisé par des réseaux mafieux congolais et ougandais pour financer des milices terrorisant la population locale de l'Ituri - était aussi importé indirectement en Suisse par Argor, ancienne filiale de l'UBS. Aujourd'hui, le dernier rapport des experts du Conseil de sécurité (1) va plus loin: il demande explicitement des sanctions contre la firme tessinoise. "La direction d'Argor Heraeus ne pouvait pas ne pas être au courant des avertissements des Nations unies concernant les risques liés à l'achat d'or dans la région", nous rappelle Rico Carisch, responsable suisse au Conseil de sécurité. Réagissant il y a quelques jours à cette nouvelle menace de sanctions, Argor s'en tient à sa position habituelle: l'entreprise tessinoise réfute les faits qui lui sont reprochés. Pour la coalition d'ONG suisses menée par l'association Trial, le rapport onusien est accueilli comme un pas en avant: "Il est donc désormais possible qu'une entreprise suisse soit soumise à des sanctions par le comité compétent du Conseil de sécurité", note Michael Duttwiler, membre du comité directeur. Beaucoup d'observateurs n'y croyaient plus, estimant que l'ONU se limiterait à épingler des revendeurs africains ou des sociétés intermédiaires établies en offshore. Annoncées, les sanctions effectives que l'ONU pourrait imposer restent toutefois à définir.

Gilles Labarthe / DATAS

(1) Rapport du groupe des experts sur la RDC, Conseil de sécurité des Nations unies, S/2006/53, 27 janvier 2006, lire notamment les paragraphes 110 à 113. Disponible sur Internet: http://www.trial-ch.org/doc/S.2006.53.F.pdf

(encadré 3)
De l'or en barre pour les ports francs
Sur le modèle du processus de Kimberley pour les diamants, la question de la traçabilité et de la certification d'origine des importations de métaux précieux reste à l'ordre du jour. Un obstacle: principal acheteur de l'or africain, la Suisse ne fait rien pour jouer la transparence. A l'Administration fédérale des douanes (AFD), les fonctionnaires rappellent que "seul le total des importations et exportations annuelles est accessible. Par contre, les résultats détaillés par pays de provenance et par pays de destination demeurent confidentiels et ne peuvent être communiqués". Confidentiels, parce que le commerce du métal jaune revêt une importance stratégique au niveau international - Zurich représente en effet le premier marché mondial de l'or. Hans-Ruedi Balmer, responsable à la Division du commerce extérieur et questions économiques de l'AFD, ajoute que cette habitude découle d'une décision du Conseil fédéral. De toute façon, "beaucoup de transactions d'or passent par les ports francs. La statistique de l'or à l'entrée comme à la sortie n'a qu'une valeur informative restreinte puisqu'elle ne recense que l'or franchissant physiquement la frontière douanière. Les transactions d'or effectuées dans le trafic de port franc ne sont pas reprises". Ni enregistrés, ni imposés, les lingots n’apparaissent pas dans les statistiques suisses. Ils peuvent être réexpédiés sans taxes vers d’autres lieux d’exportation, puis réimportés jusqu'à ce que la trace de l'or se perde définitivement… Une révision de cette pratique concernant les "sensitive goods" (biens sensibles) est prévue. Toutefois, "aucune décision n'a été prise pour l'instant, et rien n'est à signaler pour les mois à venir". Dommage, car selon plusieurs spécialistes du dossier, c'est bien là que "ça se passe". A Washington, une source informée sur le trafic d'or en RDC se souvient d'une pièce à conviction: un billet d'avion établi au nom d'une firme suisse liée au chargements d'or litigieux expédiés d'Ouganda. La destination? Un port franc, quelque part en Suisse.

Gilles Labarthe / DATAS