MÉDIAS
1915-2005: le Canard enchaîné fête ses 90 ans
Né pendant la première guerre mondiale, le célèbre hebdomadaire satirique français se distingue aussi depuis les années 1960 par un journalisme d'investigation efficace. Il reste aujourd'hui l'un des seuls titres de la presse à vivre sans publicité, dégageant des bénéfices confortables sur un tirage de 400'000 exemplaires

Gilles Labarthe / DATAS

Faire du journalisme de qualité sans dépendre des annonceurs et des patrons d'entreprise, c'est possible. La preuve par Le Canard enchaîné. Le célèbre hebdomadaire français est connu dans le monde entier pour sa verve et son goût prononcé de la satire. Il fête ses 90 ans d'existence, mais aussi une belle victoire sur la toute-puissance de groupes de presse qui ont souvent voulu sa mort. Certains souhaitent toujours le voir étouffer sous la concentration des titres détenus par Hachette (aux mains du marchand d'armes Lagardère), Hersant (Dassault, armement lui aussi) ou Prisma presse. D'autres redoutent ses révélations sulfureuses, qui ont ruiné plus d'une carrière politique. Mais la plupart des lecteurs ignorent son histoire. Elle est pourtant d'une continuité surprenante.

Comme le rappelle l'historien Laurent Martin dans un ouvrage qui vient de paraître (1), la ligne éditoriale du Canard et ses engagements politiques ont été fixés pour l'essentiel dès la Première guerre mondiale (lire ci-dessous). Refus de toute concession ou ingérence, absence totale de publicités dans ses pages, premiers succès dus au bouche-à-oreille… la recette initiale du Canard, exigeante mais toute simple, lui garantit aujourd'hui encore un tirage de 400'000 exemplaires. Ses bénéfices peuvent faire pâlir d'envie un journal autrefois d'opposition comme Libération - en perte de crédibilité, empêtré dans les restructurations de personnel depuis l'arrivée d'Edouard de Rothschild parmi ses actionnaires majoritaires.

Né en 1915 pendant la Première guerre mondiale, le média palmipède doit son nom en référence à L'Homme libre, édité par Georges Clemenceau, qui critiquait ouvertement le gouvernement de l'époque. Son journal dut alors subir la censure, et son nom fut changé en L'Homme enchaîné. Par parodie, les fondateurs (Maurice Maréchal et le dessinateur Henri-Paul Deyvaux Gassier) choisirent d'appeler leur média Le Canard enchaîné. "Dans le cas du Canard enchaîné, le caractère fondateur de la Première guerre mondiale ne fait pas de doute, écrit Laurent Martin. Tout part de là, et tout y revient. La lutte contre la censure et le "bourrage de crâne", le pacifisme et l'antimilitarisme, la dénonciation des profiteurs de toutes sortes vont rester comme autant d'attitudes et de réflexes identitaires au long de l'histoire du journal".

Anticonformisme, humour féroce ou bon enfant caractérisent encore le Canard des années 1950. " C'est le plus sérieux des hebdomadaires de gauche […], de très loin celui qui a exercé l'influence la plus durable sur la politique de ce pays, fait ou défait le plus de réputations " écrivait le polémiste d'extrême-droite Pierre-Antoine Cousteau en 1958, peu enclin à la complaisance. Avec une nouvelle passion pour le journalisme d'investigation dès 1960, le Canard ne s'est toutefois pas privé de dénoncer les dérives de l'ère Mitterrand - quitte à perdre des lecteurs alors que le titre est au sommet de sa gloire avec un tirage de plus de 730'000 exemplaires par semaine en 1981.

Statistiques truquées du chômage; financement des partis politiques; affaire du sang contaminé; pseudo "avions renifleurs" de la société pétrolière Elf (1350 millions de francs français dépensés par l'entreprise publique pour financer des recherches de détection de carburant fantaisistes, dont 500 millions ont disparu quelque part du côté de la Suisse); sabotage du Rainbow Warrior de Greenpeace par les services secrets français; scandale des écoutes de l'Elysée; scandale des ventes d'armes à l'Iran; liens entre des banquiers suisses et l'Opus Dei, liens entre le groupe Hersant et la secte Moon… Le Canard enfile les perles, recueillant des nombreuses fuites émanant de proches du gouvernement, des milieux judiciaires et du renseignement. En l'occurrence, la période de cohabitation représente une aubaine.

Ces dernières semaines, le Canard a renouvelé l'exercice critique en replaçant dans un contexte grinçant la vague subite de "Tontonmania" qui a déferlé sur la presse française pour célébrer le dixième anniversaire de la mort de François Mitterrand, occultant du même coup les débats de fond au sein du Parti socialiste et les dissensions qui agitent déjà la Gauche en général avant les prochaines présidentielles en 2007. Il y a déjà quinze ans, le journaliste Roger Fressoz appelait à plus de retenue les "tontonlâtres": "Tonton 91 n'est pas tout à fait le même que Tonton 81 (…) en fait de "changement" promis, c'est surtout Mitterrand qui aura changé. Si les améliorations sociales n'ont pas été négligeables pendant la décennie, la transformation socialiste n'a pas eu lieu, elle est restée stérilisée au magasin des utopies".

Question "affaires", l'ère Chirac n'a pas été triste non plus. Que la Gauche ou la Droite soient au pouvoir, le slogan du Canard est rarement mis en défaut: "la liberté de la presse ne s'use que si l'on ne s'en sert pas". Voilà pour l'axe central de la ligne éditoriale. Alors que les médias d'aujourd'hui renouvellent constamment leur mise en page et leurs rubriques pour "s'adapter aux nouvelles tendances", les rubriques du Canard semblent d'une verdeur immuable: "La Mare aux canards" est apparue en 1916, "La Noix d'honneur" les années suivantes, accompagnant les futurs centenaires "Mur du çon", "À travers la presse déchaînée", etc.

La stabilité du cadre rédactionnel du journal imprimé en noir et blanc, agrémenté de belles plumes, d'étangs et de curieux marécages, représente désormais l'une de ses marques de fabrique. Un seul regret: un hebdomadaire souvent jugé trop "franco-français", écornant sans relâche les hommes politiques qui fréquentent les hautes sphères de l'Elysée mais manquant d'ouverture sur le monde. Voilà sans doute le reflet de la centralisation des pouvoirs, encore très forte en France. Eviter de se disperser, rester constant, ne pas lâcher prise: c'est aussi la clef d'un succès incontestable dans l'histoire mouvementée de la presse européenne.

Gilles Labarthe / DATAS

(1) Laurent Martin: Le Canard enchaîné. Histoire d'un journal satirique (1915-2005). Editions Nouveau monde, Paris 2005.

(encadré 1)
Trois petites questions au Canard
Il aura fallu deux semaines de tentatives répétées et de messages laissés - sans suite - pour obtenir enfin à Paris une interview d'un responsable de l'hebdomadaire satirique. C'est bien connu: animal pudique, retors et un peu sauvage, le Canard enchaîné n'aime guère se présenter - ni qu'on lui cherche des puces. De guère lasse, certains médias préfèrent pasticher les célèbres "Interviews (presque) imaginaires" du Canard pour mettre en scène de manière fictive Claude Angéli, rédacteur en chef, ou un de ses collègues - une vingtaine seulement pour toute l'équipe. C'est finalement Jean-François Julliard, journaliste en charge des dossiers environnement, éducation et politique, qui a bien voulu nous répondre.

(DATAS:) Le Canard enchaîné se distingue depuis trente ans par son journalisme d'investigation, souvent redoutable. Votre hebdomadaire reçoit des "fuites" émanant des ministères ou des services de renseignement. Ou trouvez-vous généralement vos sources d'information?
(Jean-François Julliard:) - On essaie d'avoir un carnet d'adresses le mieux rempli possible. Il y a bien sur les sources institutionnelles, les conférences de presse prévues de longue date, les services d'information des entreprises. D'autres sources nous sont aussi proposées: les contacts avec nos lecteurs, notamment, qui nous livrent beaucoup d'informations. Nous les vérifions chaque fois que le sujet est intéressant. Enfin, il y a les journalistes eux-mêmes: ceux qui nous communiquent des informations qu'ils ne peuvent pas publier dans leur propre média…

On parle souvent du Canard comme d'un journal qui travaille "à l'ancienne", privilégiant l'encre, le papier ou un vieux fax au parc informatique hi-tech ou à Internet…
- C'est vrai que nos bureaux ne ressemblent pas du tout à ceux d'un journal… Nous ne sommes pas sur-informatisés, nous n'avons pas de site web…

Beaucoup de grands titres de la presse déménagent souvent, s'installent dans des immeubles toujours plus modernes. Le Canard est resté fidèle au quartier traditionnel de la presse, autour du 1er et 2ème arrondissement, proche de la Bourse et de l'Elysée…
- Nous sommes à la rue St-Honoré depuis décembre 1973. On se souvient très bien de notre installation: elle coïncide avec une tentative de la DST (Direction de la surveillance du territoire, agissant alors sur ordre de Raymond Marcellin, ministre de l’Intérieur du président Pompidou, ndlr) de poser des micros dans les bureaux du Canard. Les agents de la DST s'étaient fait passer pour des plombiers. Ils ont été surpris par un dessinateur du journal…

Propos recueillis par
Gilles Labarthe / DATAS

(encadré 2)
"L'économie de l'indépendance", mode d'emploi
Pour nombre de spécialistes des médias, la longévité du Canard s'est essentiellement basée sur une formule originale, baptisée ''l'économie de l'indépendance". Sans aucune recette publicitaire, le Canard se refuse toujours à accueillir dans ses pages la moindre publicité, ce qui en fait un cas rare dans la presse française professionnelle avec PLPL, Charlie Hebdo ou Minute. Il ne vit que de ses ventes et affiche pourtant une belle santé financière. Chaque année, les bénéfices sont mis en réserve pour assurer l'indépendance économique du média. Ses statuts - une société anonyme, Les Éditions Maréchal S.A. - le préservent de toute influence extérieure. Une tentative de prise en main de journal par le groupe Hachette avait en effet eu lieu en 1953. Depuis, seuls sont actionnaires du Canard ceux qui y travaillent, ainsi que les fondateurs. Comme une friandise attendue, le "journal satirique paraissant le mercredi" est surtout acheté au numéro, les abonnements se limitant à 12% de la diffusion.
Avec 395'065 exemplaires vendus en 2004, le Canard s'offre pourtant une belle place dans le paysage médiatique français de la presse écrite. Année après année, le bénéfice reste confortable: près de 5 millions d'euros, affectés aux réserves. 86 millions d'euros de capitaux propres en 2004, soit trois fois le chiffre d'affaires du Canard. Le journal est de plus en plus riche, même si ses ventes ont reculé ces dernières années (- 2%). Une menace, toutefois: "l'ère des grandes affaires politico-financières est révolue", analysait en juillet 2005 Fabrice Lhomme dans un article du Monde, justifiant les coupes budgétaires du quotidien opérés dans le journalisme d'investigation. En France, les procédures judiciaires visant les ministres ou élus sont de plus en plus rares. La complexité des nouvelles formes de criminalité financière (notamment l'usage des comptes offshore) rendent aussi très difficile le travail d'enquête et d'instruction. D'autres, comme Nicolas Brimo, journaliste et administrateur délégué au Canard enchaîné, pensent au contraire que le créneau de l'investigation, s'il est délaissé par les grands titres de la presse française, sera d'autant plus intéressant à explorer par les médias restés indépendants. " La plupart des publications économiques françaises sont contrôlées par des grands groupes industriels. Au-delà de cette dépendance financière, c’est le manque de moyens accordés aux reportages qui limite le contre-pouvoir des journalistes chargés de suivre l’actualité des entreprises", écrivait Jean-Pierre Tailleur dans un article publié par Acrimed (2), l'Observatoire français des médias… qui consacre aussi des analyses très critiques sur les dérapages parfois commis par l'hebdomadaire satirique.

Gilles Labarthe / DATAS

(2) www.acrimed.org