MÉDIAS
"Libération" piégé par un plan de restructuration
(Paris, 24/11/2005) Le personnel du grand quotidien français entame une quatrième journée de grève pour protester contre une annonce de licenciements secs destinée à "sauver le journal", selon la direction: 52 postes supprimés, pour répondre à des pertes estimées à 7 millions d'euros par an

Gilles Labarthe / DATAS

"En grève". Le message s'affiche en grandes lettres sur la façade vitrée du 11, rue Béranger, siège du journal Libération à Paris (11ème arrondissement). Depuis lundi, l'intersyndicale et le personnel s'opposent à la quasi unanimité à une restructuration annoncée comme un coup de tonnerre par la direction: la suppression de 52 postes - dont 14 externalisations - censée répondre au déficit de 7 millions d'euros par an.

Hier, la tension était encore palpable dans les couloirs du grand quotidien français. Affichée au mur, la toute dernière couverture d'un numéro spécial, sorti le 10 novembre et intitulé " 30 Idées pour réveiller la gauche ". Mais l'enthousiasme n'y est plus. 9h 30: regards mornes et salutations matinales crispées. "Bonjour". "Salut". "Le moral, ça va?" "Bof". Surgissant du froid hivernal, quelques rédacteurs arrivaient au compte-goutte. Toujours pas de "Libé" sous le bras, ni dans les kiosques.

"On met tout en place pour la parution du journal, explique en coup de vent Dominique Démétriadès, chef des services généraux. En attendant la décision de reconduire ou pas la grève, qui sera prise dans l'après-midi". Des pronostics? "Cela fait 26 ans que je suis dans le métier. La réunion d'hier, c'était très chaud. Il y a une baisse des rentrées publicitaires, comme partout. Il faut restructurer. Après, il y a la manière. Annoncer comme ça des licenciements secs, sans réel plan social, ça ne peut pas passer".

Le suspens, lui, n'a pas duré: cinq heures plus tard, un communiqué confirmait la poursuite de la grève lancée en début de semaine. La décision se serait prise "en moins de dix minutes", a déclaré un participant à l'assemblée générale. La réunion du comité d'entreprise aura lieu aujourd'hui à midi, pendant laquelle le plan de restructuration sera présenté. En attendant, pas de journal imprimé. Quant au site Internet d'information, il a été mis en veilleuse jusqu'à nouvel ordre, et ne signale plus que les communiqués de la direction, du conseil de surveillance et de l'intersyndicale.

A Paris, la presse française s'étonne du mouvement exceptionnel amorcé au siège de Libération. Elle raille, aussi. Depuis sa création, le célèbre quotidien fondé sous forme de coopérative ouvrière en 1973, imprégné de maoïsme, n'avait connu qu'une seule grève: deux jours en mars 2001 pour protester contre les hausses de salaires "spectaculaires" de deux principaux dirigeants du journal. En trente ans, la direction n'a pas changé: toujours Serge July, qui a pris ses aises. Mais l'esprit du journal s'est bien transformé.

L'entrée d'Edouard de Rothschild, principal actionnaire de Libération depuis le printemps dernier, a aussi fait couler beaucoup d'encre. Edouard de Rothschild, ancien banquier et président de France Galop, a apporté 20 millions d'euros au capital de Libération en avril 2005. Il détient 38,87% du capital. Le titre doit désormais satisfaire ses attentes, quitte à sacrifier des employés, résument plusieurs observateurs. Le fait que Serge July tente aujourd'hui de justifier les exigences du nouvel actionnaire n'a pas été apprécié par le personnel.

Autrefois perçu comme le leader charismatique - voire despotique - de Libération, le rédacteur en chef peine maintenant à rassembler ses troupes. La direction présente les licenciements comme une solution pour "sauver le journal". Dénonçant une "logique de casse", l'intersyndicale CGT, SUD et SNJ lui demande de revenir sur son projet d'économies, exigeant "zéro licenciement", la mise en place d'un guichet de départs et des explications sur les externalisations. Le mouvement actuel représente "la crise la plus violente jamais vécue à Libération", témoigne le Comité de surveillance.