ENQUÊTES
Tamiflu: comment l'OMS a propagé la fièvre des ventes
Grâce à son antiviral Tamiflu, la multinationale pharmaceutique suisse prévoit le jackpot pour 2005. Des commandes mirobolantes sont passées dans le monde entier - plus d'un milliard de dollars pour les USA, 150 millions de francs en Suisse, 14 millions de doses pour la France… alors que l'efficacité du Tamiflu est loin d'être prouvée. Retour sur une vaste opération de marketing qui passe par Berne, Washington et l'OMS

Gilles Labarthe / DATAS

Foster City , USA. Nous sommes en 1996 et le laboratoire californien Gilead Sciences Inc vient de mettre au point le Tamiflu. Les droits commerciaux et la fabrication du produit sont vite passés au géant pharmaceutique suisse Roche, en échange de royalties. Washington, octobre 1999: le Tamiflu est enfin commercialisé sous forme de gélules aux USA. L'antiviral de Roche est autorisé par la Food & Drug Administration (FDA) pour le traitement de la grippe (Influenza), puis dès novembre 2000 à titre de prévention - sans plus d'enthousiasme de la part des officiels. Les responsables chez Roche déchantent: le Tamiflu est un "bide".

Trop cher (plus de 85 francs suisses la plaquette), difficile à conserver, dangereux à administrer sans la prescription et les recommandations d'un médecin, il stagne aux Etats-Unis, second pays après la Suisse à avoir autorisé les ventes. Les effets indésirables du Tamiflu n'arrangent rien: vomissements, maux de tête, nausées, vertiges… Destiné à lutter contre les grippes de type A et B, la Tamiflu se trimbale une mauvaise réputation. On songe même à arrêter sa production. Cinq ans plus tard, le même Tamiflu nage en pleine "success story". Comment en est-on arrivé là?

Dans un article récemment publié, et intitulé "Cet obscur remède contre la grippe maintenant au centre des préoccupations internationales", l'Américain Paul Elias, spécialiste en biotechnologie, raconte les raisons du fiasco initial. D'abord, l'indifférence des responsables du secteur de la santé aux USA, qui étaient alors à la recherche d'un nouveau vaccin contre la grippe. Ensuite, la concurrence avec d'autres entreprises pharmaceutiques, dont la multinationale GlaxoSmithKline, qui dispose d'un médicament concurrent: le Relenza (moins commode car administré par inhalation ou intraveineuse).

Dès 2003, invoquant l'épidémie de grippe aviaire qui vient de survenir en Asie et de provoquer une soixantaine de morts, Shelley Hearne harcèle le Congrès US. Cette directrice de l'organisation non gouvernementale Trust for America's Health présente un rapport alarmiste: selon de savantes projections, une pandémie de grippe aviaire pourrait dans un proche avenir causer "500'000 morts aux USA". Les Etats-Unis nagent en pleine psychose de bio-terrorisme. Son lobbying finit par être entendu. Son collègue Jeffrey Levi renchérit: "le Tamiflu représente la seule intervention efficace dont nous disposons à ce jour pour une personne qui serait infectée. C'est LE traitement".

L'antiviral de Roche se découvre soudain des promoteurs influents, alors que "le produit n'a jamais été testé sur de personnes infectées par la grippe aviaire comme en Asie en 2003, lors de l'épidémie qui a depuis tué 63 personnes. Il a certes montré des résultats prometteurs pour ralentir l'avancée d'une pandémie, mais est stocké "faute de mieux", c'est-à-dire en attendant un vaccin contre la grippe aviaire", s'étonne Paul Elias.

Le 2 février 2004, seconde rampe de lancement: de prestigieux docteurs américains des Universités de Michigan, de Virginie, de Rochester et de Houston affirment qu'un seul médicament, le Tamiflu, pourrait servir de prévention en cas d'épidémie de grippe aviaire, "en attendant qu'un vaccin soit mis au point". Une dépêche d'Associated press souligne: "des discussions sont en cours entre le gouvernement US et un fabricant (Roche, en l'occurrence, ndlr), afin de constituer d'importants stocks nationaux d'antiviraux pour faire face à un risque de pandémie".

Jusque-là, la compagnie pharmaceutique bâloise n'avait jamais reçu de commandes pour des stocks de grande envergure. Sous la houlette du département américain de la Santé, des "négociations préliminaires" avec les responsables de Roche s'engagent. L'Organisation mondiale de la santé (OMS) suit très vite le mouvement. Le Tamiflu devient son anti-viral favori. Dans la Tribune de Genève, Elisabeth Eckert précise que la fièvre des ventes est partie "d'une simple note de l'antenne philippine de l'OMS, octroyant au Tamiflu, et à lui seul, des vertus curatives dans le cas de la grippe aviaire".

Le 3 février 2004, sous l'égide du Center of Excellence in Disaster Management & Humanitarian Assistance (COEDMHA, fondation financée par le gouvernement US et mandatée par le Sénat pour offrir des réponses "civiles et militaires" aux catastrophes naturelles), l'OMS reprend en effet à la lettre la dépêche d'Associated press. Mieux: l'OMS recommande expressément que chaque pays constitue au plus des réserves d'anti-viraux Tamiflu pour 25% au moins de sa population.

Les commandes privées de Tamiflu restaient modestes? Les achats d'Etat (40 pays sont en train de passer commande, précise à Paris Marina Rosoff, responsable de communication de Roche) lui assurent un bel avenir. Plus d'un milliard de dollars pour les USA, 14 millions de doses pour la France, 2 millions de traitements pour la Suisse (lire encadré)… les chiffres d'affaires de Roche explosent. Les ventes de Tamiflu représentaient 76 millions de francs suisses seulement en 2001, contre 134 millions en 2002. Elles sont passées à 431 millions de francs suisses de ventes en 2003, 580 millions en 2004. Ils atteignant aujourd'hui un sommet de 859 millions pour les seuls neuf premiers mois de 2005.

Des experts internationaux l'ont pourtant dit et répété: le principe même de constituer des stocks mondiaux de Tamiflu est sujet à caution. Les capsules antivirales de Roche n'auraient plus d'effet garanti "au-delà de deux ans à trois de conservation", avertissait en 2004 à Genève un spécialiste de la grippe. La firme bâloise promet cinq ans, et dix pour le stockage en bidon de poudre. Mais l'efficacité est loin d'être prouvée: comment le Tamiflu réagira-t-il face à un virus mutant, transmissible d'homme à homme? Mystère. Encore la semaine dernière, l'hebdomadaire scientifique britannique Nature révélait qu'une équipe de chercheurs aurait prélevé, sur une Vietnamienne de 14 ans, une souche du virus résistante au fameux Tamiflu de Roche. Scepticisme? Il semble trop tard pour douter, et calmer le jeu : la machine OMS s'est emballée.

L'OMS au service des intérêts privés
Puisque l'OMS parle de "menace planétaire", il serait plus avisé de fabriquer des anti-viraux sous forme de génériques, dont le prix est tout de même moins prohibitif. Aux premières loges de l'épidémie de grippe aviaire, plusieurs Etats asiatiques du "Tiers monde" ont ainsi demandé à l'OMS de faire pression sur Roche pour que la multinationale casse sa situation de monopole sur la fabrication du Tamiflu. Mais en août dernier, Lee Jong-wook, Directeur général de l'organisation, rejetait encore l'idée d'intervenir en faveur des génériques. Hasard ou coïncidence, Roche promettait le 24 août un stock de trois millions de traitements pour l'OMS, "cadeau" du géant pharmaceutique, multinationale transformée en "saveur de l'humanité" par certains médias. Depuis, la firme suisse a parlé de céder ses droits, même si à Washington, le principal groupe de lobbying des pharmas (Pharmaceutical Research and Manufacturers of America - dont Roche est membre) pèse de tout son poids pour interdire la production de génériques et assurer l'exclusivité de son remède sur les politiques de santé. Mais au fait, comment a été "inventé" l'anti-viral de la firme privée Roche, dont dépendrait soudain le sort de l'humanité? A la base de sa composition, une simple plante: l'anis étoilée chinoise. Et une formule: celle des "inhibiteurs de neuraminidase", parce qu'ils s'attaquent à une protéine du virus de la grippe. Le journal Libération vient de le rappeler: cette fameuse formule a été en fait copiée par Gilead Sciences Inc et Roche sur un médicament mis au pont dans des laboratoires publics australiens à la fin des années 80.

Gilles Labarthe / DATAS

Modifications d'ordonnances à Berne
On savait nos autorités promptes à défendre les intérêts des multinationales suisses. Le cas du Tamiflu constitue un brillant exemple. A Berne, la décision de stocker des anti-viraux est inédite: elle a été prise le 18 février 2004, deux semaines seulement après les premières recommandations de l'OMS. Le Conseil fédéral adopte alors les modifications de l'ordonnance sur la constitution de réserves obligatoires d'antibiotiques, entrées en vigueur le 1er avril 2004. "Désormais, on stockera des antiviraux en plus des antibiotiques. Ces médicaments permettront de lutter activement contre une pandémie grippale. C'est du reste, une recommandation expresse de l'Organisation mondiale de la santé (OMS)", justifie le département fédéral de l'Economie. Les achats sont menés par l'Office fédéral pour l'approvisionnement économique (OFAE), qui a "mis au point, avec l'économie privée (importateurs et producteurs), des mesures pour garantir l'approvisionnement en antiviraux adaptés". L'achat des antibiotiques est relayé par l'Office fiduciaire des importateurs suisses d'antibiotiques (OFISA), qui assure le lien entre le législateur et le secteur pharmaceutique. Parmi sa petite dizaine de membres: Beat Lieberher, représentant de Roche Pharma AG. Ici, tout va très vite. Un contrat d'approvisionnement massif est passé le jour même: "il a été conclu le 1er avril 2004 avec Roche", confirme à Berne Peter Graf, chef de la section réserves obligatoires. La Suisse est aujourd'hui un des seuls pays du monde à avoir atteint son quota de 25% d'anti-viraux pour la prévention. "96% du stock nécessaire est déjà disponible en ce moment", confirme Peter Graf. Etonnante efficacité suisse. D'autant que, déjà en 2004, des spécialistes suisses de l'Influenza restaient très sceptiques: le Dr Werner Wunderli, du Laboratoire central de virologie à l'Hôpital cantonal universitaire de Genève, écrivait dans un rapport que "les inhibiteurs de la neuraminidase sont a priori efficaces tant à titre préventif que thérapeutique. Les deux médicaments disponibles en Suisse sont le Tamiflu et le Relenza. Ils avaient été testés in vitro contre des influenzas A (H5N1) venant de l’épidémie 1997 et contre d’autres virus influenza d’origine aviaire". Faute de tests in situ, leur efficacité contre le virus H5N1 est loin d'être scientifiquement vérifiée. "Stocker des antiviraux est inutile et dangereux", avertit un autre spécialiste. Trop tard: les contribuables suisses auront payé quelque 150 millions de francs à Roche pour s'assurer une hypothétique prévention contre la grippe aviaire, basée sur un seul remède. Et où sont stockés les fameux anti-viraux, qui doivent être administrés suivant un plan d'urgence fédéral en moins de 48 heures à la population la plus exposée en cas de pandémie? Centralisés à Berne? Répartis par régions? "Non, les stocks sont chez Roche", répond l'Office fédéral de la santé publique. Interrogée au siège de Roche, à Bâle, la porte-parole Martina Rupp ne nous donnera de précisions ni sur le montant des achats en antiviraux de la Confédération ("nous ne publions pas ces chiffres, qui sont confidentiels"). Ni sur l'endroit où Roche a reçu la charge d'entreposer les stocks destinés à la population, "pour des raisons de sécurité. C'est stocké dans un seul endroit, et en Suisse, c'est tout ce que je peux vous dire".

Gilles Labarthe / DATAS