REPORTAGE
Quand la foire aux vins tourne à la foire d'empoigne
Polémique - Malgré un cru 2005 qui s'annonce très bon, la crise des vins français pèse toujours davantage sur les producteurs du Sud. En cause: la surproduction, la chute des exportations, des aides françaises insuffisantes et la concurrence impitoyable des vins étrangers, favorisés par l'Union européenne

Gilles Labarthe / DATAS

11'000 manifestants en colère. Des viticulteurs, dont certains armés. Des commandos. Des hommes au visage cagoulé, faisant irruption dans des supermarchés de la région de Nîmes, pour détruire des stocks entiers de vins d'importation. Des affrontements avec les forces de l'ordre… La télévision nationale française a bien montré ces images, d'une violence étonnante, diffusées le 25 mai dernier à la suite de protestations de petits producteurs du Languedoc-Roussillon. Un message: celui du ras-le-bol face à la concurrence déloyale des vins européens et "du Nouveau Monde", importés des Etats-Unis, du Chili, d'Afrique du Sud ou d'Australie par des négociants. Une intention ferme: celle de voter "NON" à la Constitution européenne. Quatre mois plus tard, le NON est passé, mais c'est une nouvelle échéance cruciale qui vient rappeler le sort des viticulteurs du sud de la France: les vendanges 2005.

Comment écouler toutes ces bouteilles "produce of France" alors que " la crise des vins français est inscrite dans la durée, marquée par la chute des exportations", s'inquiètent les analystes? Ces derniers mois, le gouvernement français n'a cessé d'appeler à une baisse des rendements par hectare. Il a aussi accordé des primes à l'arrachage de vignes centenaires, quitte à ruiner un métier, un terroir et un savoir-faire construits sur des générations. Or, l'Office national interprofessionnel des Vins (Onivins) vient de réévaluer ses prévisions de récolte 2005: 56 millions d'hectolitres. Soit une production à peine inférieure à l'an passé. Et même, une augmentation de 5% pour les vins de table et le vins de pays - produits en grande partie dans le sud de la France, et le plus touchés par la concurrence.

A grand renfort de publicité, les "foires aux vins" ont ouvert leurs portes partout en France, pour un cru 2005 qui s'annonce d'une qualité supérieure à la moyenne. Mais on le sait déjà: à long terme et au mieux, la consommation nationale n'épongerait qu'une petite moitié de la récolte. Car cette fameuse consommation française est en chute libre: les Français buvaient 100 litres de vins par personne et par an en moyenne dans les années 60, contre 58 aujourd'hui. A ce rythme, "en 2008, la France perdra son titre de premier pays consommateur au profit des Etats-Unis et de l'Italie", prédit une étude du cabinet britannique ISWR/DGR.

Dans le Sud, touché par les récentes inondations, la réaction en chaîne face à la concurrence des vins étrangers ne devrait pas tarder. "Les négociants ont le droit d'acheter du vin à moitié prix en Espagne, mais on nous interdit d'acheter là-bas des produits phytosanitaires", accuse un producteur de vins d'Oc à Béziers. Les régions comme le Languedoc ont déjà beaucoup payé: une baisse de 13 millions d'hectolitres en 25 ans, 120'000 hectares de vignes arrachées, pour "participer à l'équilibre du marché", alors que d'autres régions d'Europe ont "planté massivement et souvent dans l'illégalité, dénonce l'ancien ministre Georges Sarre. L'Italie et l'Espagne ont planté 150'000 hectares avec la bénédiction de la Commission européenne!".

Aux yeux de beaucoup de producteurs, l'Union européenne est tenue pour responsable de la catastrophe à venir: Bruxelles ferme les yeux sur les tripatouillages de vignes et assemblages de vins effectués dans certains pays, mais soumet la production de l'Hexagone à une multitude de normes et d'interdits. Bruxelles contingente les vins français, mais épargne les gros négociants qui font fortune avec l'importation massive de pinards moins chers, pas taxés, et issus de cultures industrielles. Comme le conclut un observateur: "les grands principes de la libre concurrence peuvent-ils s'appliquer au vin, sans pour autant monter à la tête?".

Gilles Labarthe / DATAS

Le salut par l'exportation
Il y a ceux qui subissent la crise des vins français, et ceux qui tirent parti de la situation. Voyons l'hermitage, un des plus prestigieux terroirs de Côtes du Rhône, très peu touchés par la sinistrose: la célèbre maison Chapoutier "investit dans les pays du Nouveau Monde et travaille avec la production australienne", sans réglementations AOC, nous informe la mairie de Tain l'Hermitage. La maison Chave écoule 70% de sa récolte aux Etats-Unis. La maison Jaboulet, "65% pour l'Angleterre, les Etats-Unis et la Canada. La Suisse a été un très bon marché. Mais les importations sont en baisse depuis 4-5 ans", regrette un responsable de l'entreprise viticole, une des plus influentes de la région.

Coups de force et saccages
En France, la situation des petits producteurs est d'autant plus tendue que l'aide promise (rachat des excédents, allégements des charges) par les autorités n'a pas suivi, n'a pas suffi, estime la filière viticole. Résultat: fin août, plusieurs centaines de viticulteurs du Beaujolais ont réalisé un coup de force en obtenant le départ des dirigeants de l'Union viticole (UVB) qui avait décidé une baisse des rendements. Début septembre, l'Institut national des appellations d'origine (INAO) passait outre et décidait lui aussi une baisse d'environ 1,5 million d'hectolitres par rapport à 2004, pour les grandes régions de vins AOC. La réponse n'a pas tardé: saccage le 12 septembre des locaux de l'INAO à Mâcon (Bourgogne). Les dernières intempéries, qui ont rendu certains vignobles du sud inaccessibles, ne vont rien arranger.

Gilles Labarthe / DATAS