ENQUÊTES
Squats : de la tolérance à la répression
A Genève, comme à Christiania (Copenhague), l'Etat mène une politique d'éradication des squats. Alors qu'une relative tolérance régnait depuis les années 70 dans ces villes, qu'est-ce qui explique ce subit revirement vers la répression ? Enquête.

Philippe de Rougemont / DATAS

Au milieu des années 90, il aurait été difficile d’imaginer Genève et Copenhague sans les squats. Genève était la ville la plus squattée par tête d’habitant en Europe avec 140 bâtiments occupés et presque 1000 squatters, tandis que la capitale danoise avait le plus gros squat des pays développés, Christiania, un terrain de 34 hectares au coeur de la ville peuplé de mille personnes (voir encadré). Aujourd’hui, les nouvelles occupations sont empêchées par la police et les bâtiments déjà squattés sont rendus au marché immobilier l’un après l’autre. « Que s’est-il passé pour que l’Etat tourne son dos à 33 ans de tolérance ? » se demandait Sören, un jeune Danois rencontré pendant la fête d’anniversaire de Christiania fin septembre. La question est ouverte et vaut tout autant pour Genève, où le Procureur général Daniel Zappelli, élu en 2002, met fin à une tolérance relative, exercée depuis 1972 (année de la première occupation à la rue du Prieuré). Comment expliquer ce revirement politique ? Effet de mode de la « tolérance zéro » ? Démobilisation des squatters ? Pénurie d’immeubles à squatter ? C’est toutes ces raisons qui sont avancées pêle-mêle lorsqu’on interroge des acteurs et des observateurs de l’immobilier. Celles-là plus une : selon Jean Rossiaud, sociologue à l’Université de Genève et auteur de « Mouvement squat à Genève 1975-2003 » (1), il ne faut pas confondre « fin des squats » et « fin des squats tels que nous les connaissons ». Pour le sociologue, le squat est « une nébuleuse qui change et évolue ».

Les squats, victimes de la « tolérance zéro » ?
La méthode de la « tolérance-zéro » a été mise en pratique pour la première fois et avec succès à New York. Il s’agit pour les auteurs du livre « Réparer les fenêtres cassées » qui ont popularisé l’idée, de réprimer sans exception les « comportements désordonnés » et de normaliser les « quartiers délaissés » pour voir les statistiques du crime diminuer fortement. Les partisans Genevois de la tolérance zéro, partis de l’Entente, UDC et MCG en tête, verraient dans les squats une cible idéale pour faire diminuer la criminalité et la délinquance. Le nouveau Procureur général Daniel Zappelli soulignait en 2003 : « la politique globale pour faire respecter le droit exige que tout logement illicitement occupé soit évacué ». L’entrée en douce de la tolérance-zéro et la répression accrue des squats à Genève serait due aux résultats des dernières élections cantonales (élection du nouveau Procureur général en 2002, du Grand conseil en 2001 et 2005) qui ont toutes renforcé la présence de partis conservateurs. Mais cette explication ne tient pas toute seule. En 1985, la percée spectaculaire du parti vigilance et l’élection d’un Conseil d’Etat monocolore de droite en 1993 n’a pas modifié la politique envers les squats. Même constat au Danemark où le parti conservateur au pouvoir dans les années 80 n’a pas touché à Christiania.

Démobilisation des squatters ?
Pour Jean Rossiaud, le mouvement serait passé de la revendication initialement collective, publique et radicale, à un phénomène de repli sur des appartements squattés individuellement, sans faire de vague. Elles sont bien loin les années 70 et 80, où le groupe maoïste Front Rouge et les anarchistes se querellaient sur les raisons et les stratégies de l’action dans les squats. Selon Roberto Broggini, Conseiller municipal et fin connaisseur de l’histoire des squats genevois, « l’occupation d’immeubles n’est plus utilisée comme un outil politique pour dénoncer la spéculation ». Cette vague de squatters plus « spontanéistes » amènera les squats à s’individualiser et à l’intérieur de chaque squat, les appartements ou les individus eux-mêmes s’autonomisant par rapport au groupe. Les squats de la fin des années 90 deviennent des refuges pour individus en révolte ou en déroute. La motivation principale est le refus de payer un loyer au prix du marché. Lors de notifications d’évacuations, ces squatters de circonstance ne résistent pas et ne vont pas renforcer ou initier une mobilisation collective. Sébastien (prénom fictif), squatter depuis le début des années 90 a vu la transformation s’opérer. « Maintenant si tu prononces en dehors d’un cercle restreint le mot solidarité ou politique, ont te regarde de travers ».

Circulez, y’a plus rien à squatter
Une des raisons qu’avaient les promoteurs de laisser des immeubles vides était de faciliter leur vente au meilleur moment et au meilleur prix, tant que durait le boom immobilier. « Jusqu’à la fin des années 90, il suffisait de se promener dans la ville pour repérer les bâtiments à squatter » précise Sébastien. Mais une fois la bulle spéculative éclatée, il s’agissait pour les promoteurs de faire du rendement avec les bâtiments laissés vides ou squattés. La hausse des taux hypothécaires poussait dans la même direction. Si bien qu’en 2004 seuls 0,15% des logements (mais pas des locaux commerciaux) étaient vacants. La Banque cantonale, qui paie en milliards de francs de pertes la période spéculative, tente alors de revaloriser son parc immobilier, réduisant encore le nombre de bâtiments squattables ou squattés. Selon Intersquat, qui sert occasionnellement de coordination du mouvement, la pénurie de logements vides, « tue lentement mais sûrement » le mouvement. C’est ainsi en partie une « raison conjoncturelle » qui, selon Rossiaud, explique le déclin du squat à Genève. Aujourd’hui, les nouveaux squats sont des appartements isolés dans des immeubles remplis de locataires, pas toujours repérés par la Brigade des squats, et quand c’est le cas, un accord est passé, l’occupant paie une indemnité mensuelle forfaitaire et s’engage à quitter les lieux sans opposition lorsque l’évacuation lui sera notifiée. Roger habite un de ces appartements à la rue de Lausanne. Sa conclusion est partagée par plusieurs personnes dans la même situation : « le squat, c’est fini, bientôt on se retrouvera tous aux Avanchets ». Un constat que le sociologue Jean Rossiaud peine à adopter : « Le mouvement des squats prendra à l’avenir d’autres formes, parce que les raisons de son existence persistent. Les causes structurelles du squat restent, la crise du logement et le besoin d’une meilleure qualité de vie aussi ».

(1) in : Equinoxe no24, automne 2004, «La Fabrique des cultures. Genève,
1968-2000», éd. Georg, 138 pp

Philippe de Rougemont / DATAS

ENCADRE
Du squat à la coopérative
L’absence de nouvelles occupations collectives et l’annonce d’évacuation du squat historique de Rhino (2), pour le 22 novembre, annoncent-t-elles une fin d’époque ? Ce serait oublier que ce squat a su gagner la sympathie et le soutien des Genevois et d’une partie de ses autorités. Ce serait aussi oublier, rappelle Jean Rossiaud, que les « 30 glorieuses » du squat à Genève ne se résument pas à l’habitat illégal. Des bâtiments peuvent être évacués, mais pas une culture, qui perdurera peut-être à travers les coopératives d’habitation, où certains principes que le mouvement revendiquait et mettait en pratique depuis ses débuts sont dorénavant pérennisés : retrait d’immeubles du marché spéculatif; maintien de locaux communs pour des réunions ou des ateliers ; souci de l’écologie ; loyers reflétant les seuls coûts de l'immeuble ; autogestion. Anne Labarthe, permanente de la Coopérative de l’habitat associatif (CoDHA) explique comment d’anciens squatters sont parvenus à maintenir leur qualité de vie à travers le rachat de leur immeuble avec la CoDHA. Le but de la CoDHA est de sortir des immeubles du marché et de signer un bail associatif avec les habitants devenus des locataires-coopérateurs. Ainsi les squatters de Plantamour, de Jean-Jaquet et du Goulet 25 ont pu conserver une partie de leur acquis. Au chemin des Ouches, la coopérative a construit deux bâtiments totalisant 27 appartements sur un droit de superficie accordé par l’Etat. « Depuis le début de la CoDHA, nous apprend Anne Labarthe, 120 personnes ont trouvé à se loger en bail associatif et 200 autres sont en attente ». Aujourd’hui, les squatters sont de plus en plus minoritaires à la Codha. « La plupart des personnes qui sont inscrites sur nos listes n’auraient jamais pensé squatter mais elles sont attirées par un mode de vie plus convivial », où les habitants ne font pas que s’acquitter d’un loyer mais participent aux décisions concernant leur logement. Ce que ces endroits ont conservé du squat ? Un lieu où les décisions qui affectent les habitants ne sont pas prises par des promoteurs et des régies, mais par les habitants eux-mêmes.
Que fait la GIM ?
En-dehors des baux associatifs avec la CoDHA ou la Ville (Lissignol, rue de Lausanne), n’y a-t-il pas moyen de « sauver les meubles » de l’époque squat ? Pour l’instant, les appartements de la Gérance immobilière municipale (GIM) ne sont pas disponibles pour des personnes voulant vivre de façon communautaire. Mario Cavaleri, directeur de la GIM admet « qu’il faudrait ajouter au formulaire d’inscription la possibilité de s’inscrire en tant que groupe de personnes en formation, voulant habiter en communauté » Encore faudrait-il, rajoute M. Cavaleri, que la commission d’attribution, qui n’est pas du ressort de la GIM mais du département des Finances, accepte ces demandes.

PDR / DATAS

ENCADRE
Christiania : 34 hectares et 33 ans d’utopie
Déambuler parmi les bâtiments et les espaces verts de Christiania donne l’impression de se trouver dans un tableau de Brueghel. Avec un million de visiteurs par an, le squat de Christiania est devenu la principale attraction touristique, loin devant la petite sirène. Cet ancien terrain militaire désaffecté a été occupé en 1972 par des jeunes en mal d’espace pour réaliser leurs utopies. Depuis, les bâtiments ont été retapés et des dizaines de maisons rivalisant d’originalité ont été bâties par leurs habitants. Plusieurs bistrots, restaurants, 4 crèches, une forge, un entrepôt de matériaux de construction récupérés, un magasin de vélos, parmi d’autres échoppes, animent cette cité dans la ville. Mais comme à Genève, on sent pointer la fin des « 30 glorieuses ». Lors des élections parlementaires de 2001, pour la première fois depuis 1920, les Danois ont renversé la majorité Social-démocrate. Le gouvernement conservateur dépend désormais du soutien du Dansk Folkeparti, très marqué à droite et notamment en faveur d’une normalisation de Christiania. Le gouvernement danois tente de faire adopter la loi L205 qui privatiserait la propriété des bâtiments, construits ou à bâtir. Ce qui signifierait la fin de Christiania, remplacé par des condos de luxe dans cette partie « sous-développée » de Copenhague. Bjarne Maagensen, peintre de 50 ans, y a passé la plupart de sa vie. A la question de savoir si les Danois, comme le Folkeparti (parti du peuple) sont aussi en faveur d’une fermeture de Christiania, il rétorque « tous ceux que je rencontre aiment cet endroit, mais une minorité voit que nous avons choisi une vie simple, que nous sommes heureux, et ça les fâche ». A Copenhague, comme a Genève, la pénurie de logements, l’augmentation continue des loyers, l’épuisement du mouvement de revendication et l’arrivée de partis conservateurs constituent un étau qui se resserre autour des lieux squattés. En 1980, lors de la dernière menace d’évacuation du gouvernement, une troupe de théâtre partie de Christiania a entamé un « tour of love » ralliant les villes du pays. L’opinion publique et les média gagnés à la cause, les projets d’évacuation furent abandonnés. Mais aujourd’hui l’ambiance n’est plus à la fête. « Les occupants du début, tu les reconnais à leur dégaine hippie, nous raconte Sören, ils ont fait de cet endroit un musée des années 70. On aimerait répéter ici avec notre groupe, mais ils nous laissent pas. S’ils ne s’ouvrent pas plus, comment veulent-ils qu’on se mobilise pour eux ? » Sören fréquente Christiania en fins de semaines pour respirer un air de liberté, mais il n’y connaît personne. En 2003, selon une brochure de la commune de Copenhague, la moyenne d’âge des habitants de Christiania était de 45 ans et 10% avaient plus de 60 ans.

(2) www.rhino.la

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