ECONOMIE
Corée du Nord: un goulag dirigé par des hommes de goût
Dans une récente analyse, Jasper Becker, spécialiste du régime meurtrier de Kim Jong Il, détaille la vie fastueuse des dirigeants nord-coréens et leur passion immodérée pour les montres de luxe. Une aubaine pour les exportations suisses, à en juger par les statistiques fédérales

Gilles Labarthe / DATAS

(Genève, 29/07/2005) Tandis que les négociations sur le programme nucléaire de la Corée du Nord ont repris à Pékin, certains spécialistes se demandent comment on peut encore traiter avec le régime meurtrier de Kim Jong-il. Et surtout, quelle est la responsabilité des Nations unies ou des puissances occidentales dans la longévité du système dictatorial. Avec Jasper Becker, auteur d'un livre qui vient de paraître (1) sur la famille dirigeante de Pyongyang, écoutons les témoignages de rescapés nord-coréens: «Les milliards de dollars d'aide étrangère ont été détournés, en partie pour soutenir le programme d'armement et en partie pour financer le quotidien fastueux de Kim Jong-il.»

Jasper Becker rappelle d'abord la terrible famine qui avait frappé le pays en 1997: trois millions de morts sur 22 millions d'habitants. «Huit ans plus tard, les Coréens du Nord sont toujours en train de crever la faim et l'Occident ne sait pas comment «dealer» avec leur leader adoré», Kim Jong-il - qui a hérité du pouvoir de son père Kim il-sung, en 1994. Où sont allés les centaines de milliers de tonnes de nourriture expédiées chaque année par l'agence onusienne, qui a mené ici «le plus vaste et plus long programme d'aide alimentaire d'urgence de son histoire»?

Certainement pas à la population de Chongjin, un des premiers ports industriels de la côte est à recevoir l'aide internationale. Toujours selon des témoignages recueillis par Jasper Becker, «plus de 200 000 habitants seraient morts ici. A l'hôpital, les médecins (ndlr) travaillaient sans aucun médicament parce que 90% de l'aide étrangère étaient confisqués». Ces accusations de détournement rejoignent celles formulées en mars dernier par deux anciennes responsables de Médecins sans frontières, qualifiant l'aide internationale apportée à la Corée du Nord de «criminelle», puisqu'elle «nourrit la dictature».
La CIA estime à 4 milliards de dollars la fortune amassée par la famille du potentat, fortune en partie gérée par une banque suisse.

Le ministre de la Défense sud-coréen aurait de son côté évalué à plus de 400 millions de dollars la somme dépensée par Kim Jong-il entre 1997 et 2002 pour acheter des avions de combat, hélicoptères, ainsi que d'autres équipements militaires de pointe pour sous-marins, tanks et navires.
Jasper Becker ne fait pas que critiquer les contributions massives et mal distribuées du Programme alimentaire mondial (PAM) de l'ONU. Il s'interroge aussi sur l'attitude de certains pays européens, dont la Suisse, qui a profité des «liquidités» du dirigeant communiste pour lui vendre des produits de luxe.

Excellent client pour les industries de l'armement, Kim Jong-il sait aussi s'occuper de sa personne. Fin gourmet, il s'est payé les services de grands chefs cuisiniers japonais ou italiens, ou l'attention de nombreuses masseuses asiatiques. Pendant que son peuple crie famine, il se choisit les plus belles chaussures italiennes, s'entoure de tailleurs de réputation internationale. Jasper Becker suggère enfin de jeter un coup d'oeil aux statistiques fédérales des exportations suisses pour se faire une meilleure idée de ce «goulag de la terreur», dirigé par un homme de goût: en 1998, la Corée du Nord aurait importé pour 2,7 millions de dollars en montres de luxe. Des cadeaux aussi destinés à corrompre les partenaires les plus récalcitrants, explique le spécialiste.

(1) Jasper Becker: "Rogue Regime, Kim Jong-Il and the Looming Threat of North Korea", Oxford University Press, 2005.