SOCIÉTÉ
Brésil : La publicité squatte les manuels scolaires
Est-il acceptable de placer des publicités dans les manuels scolaires ? Au Brésil, depuis 5 ans, la réponse est oui. Les logos des multinationales Coca-Cola, Nestlé, Barbie, Walt Disney, Mc Donald's parsèment les manuels fournis aux écoles. D'après le ministère de l'éducation du Brésil, la publicité « fait partie de la vie quotidienne » et l'école ne doit pas être « en dehors de la vie quotidienne ».

Philippe de Rougemont / DATAS

Crédules, facilement influençables, à la recherche de repères, les enfants constituent une cible idéale pour les publicitaires. Mais ce n’est pas la seule raison qui les attire vers les écoles. Les deux tiers des produits consommés pendant l’enfance le seront encore à l'âge adulte, les enfants sont par ailleurs de plus en plus souvent les prescripteurs des achats effectués par leurs parents. Mais comment ancrer des marques dans l’imaginaire de ces enfants lorsqu’ils passent plus de temps sur les bancs d’écoles que devant un téléviseur ? Au Brésil notamment, la réponse est dans les manuels scolaires. Sources de savoirs irréfutables, les manuels scolaires sont distribués aux 35 millions d’enfants fréquentant les écoles publiques.

Depuis 10 ans, des manuels scolaires brésiliens de toutes les disciplines, portugais, géographie, maths, etc. sont remplis de messages publicitaires. Les exercices pour les écoliers du primaire prennent fréquemment des exemples à partir de produits de consommation : « Copie dans ton cahier la phrase qui a la même signification : KOLYNOS (marque de dentifrice ndr.) procure une haleine pure et rafraîchissante ». Puis, en illustration pleine page, l’emballage d’un tube de Kolynos.
Les écoliers ne sont pas les seuls à subir ce matraquage publicitaire. Le retentissement de la sonnerie libère les enfants de l’école, mais pas des devoirs, qu’ils feront à la maison avec un membre de leur famille. C’est pour ce lectorat adulte que l’on trouve aussi dans ces manuels des images de l'hebdomadaire féminin Marie-Claire et des exercices impliquant des logos de Volkswagen, Varig ou Hertz. Pour beaucoup de Brésiliens, ces manuels illustrés constituent la seule lecture, avec la Bible. Les manuels scolaires, c’est 70 % de toute la production éditoriale du pays.

De la propagande politique à la propagande économique
Cristina d’Avila , chercheuse en éducation de l’université d’état et de l’université fédérale de Salvador de Bahia a enquêté parmi les écoles primaires de sa ville. Elle nous rappelle d’abord que le contrôle politique sur le Ministère de l’éducation n’est pas un phénomène récent. Au Brésil, la main-mise politique sur l’éducation a commencé en 1945. Elle a continué pendant la dictature militaire dans les années 1970. Au début des années 1990, les manuels scolaires ont fait le saut de la propagande politique à la propagande économique. De plus en plus de logos et d’images de produits sont apparus, formant ce qu’un chercheur en éducation a appelé un « Disneyland pédagogique ».

Ceci n’est pas une publicité
Les manuels sont produits par des éditeurs privés et sélectionnés par le Ministère fédéral de l’éducation, sans consulter les représentants d’enseignants. Le seul examen que passent les livres scolaires est ce que Cristina d’Avila nomme « une soi-disant évaluation du contenu pédagogique ». Lors de l’évaluation, la présence de publicités n’est nulle-part mentionnée parmi les critères d’évaluation ou d’élimination. Quelques voix se sont élevées contre la présence de messages publicitaires dans les manuels. Suffisamment pour que le Ministère concerné produise un rapport sur la question en 2001. Selon le verdict de ce dernier, « on doit accepter les logos de ceux qui ont contribué à rendre le manuel moins cher ». Cela dit, l’usage d’images publicitaires n’y est autorisé « que dans la mesure où il fait partie d’un contexte éducatif plus ample ... Il faut considérer l’usage réflexif des images commerciales, orientées vers le lecteur critique ». Pourtant, aucun manuel d’interprétation ni de formation continue n’ont suivi pour expliquer aux enseignants comment transmettre ce fameux « usage réflexif » à des enfants de 6 à 14 ans. Selon Nancy Oliveira, du Centre de Recherche sur l'Intervention Éducative à l’université de Sherbrooke au Québec, « les enseignants brésiliens font massivement recours aux manuels prescrits et finissent par calquer leur enseignement sur ces supports, y compris l’agenda et le descriptif des travaux répartis sur l’année. Le loup est entré dans la bergerie ».
Réformer l’élaboration des manuels scolaires, redonner à l’école sa vocation d’élever les enfants au statut de citoyen au lieu d’en faire une élevage de consommateurs : il y a du pain sur la planche pour le parti du président Lula, élu largement avec un mandat social et laïque, d’une nouvelle laïcité qui voudrait séparer l’économique de l’état, les entreprises des classes d’écoles.

Bientôt en Suisse ?
Aux USA, le kit pédagogique Campbell contient un poster expliquant pourquoi sa sauce Prego est plus épaisse que sa concurrente Ragu, et des logiciels d'apprentissage de la lecture comportent des exercices ou l’enfant doit répéter « J'aime manger chez Mac Donald's » ou « J'aime boire du Pepsi ». De tels dérapages pourraient-ils se produire dans notre système scolaire ? A l’opposé notamment de l’Allemagne, de la Belgique et de la France où elle est théoriquement interdite, la publicité dans le cadre scolaire en Suisse bénéficie d’un vide juridique. « En réalité, on la retrouve partout » selon l’étude « Les pratiques commerciales dans les écoles » réalisée à la demande de la Commission européenne. « Des messages à caractère publicitaire pour Nestlé, JVC ou Swatch apparaissent dans certains manuels scolaires de pays membres, notamment dans un livre édité par Hachette à l'intention d'élèves de l'école primaire en France ». Les entreprises contournent les quelques réticences envers le positionnement de marque à l’école en proposant des « actions pédagogiques » consistant en la distribution de matériels imprimés et électroniques, souvent présentés dans des « mallettes pédagogiques ». En France notamment, Nestlé fait la publicité de son chocolat en poudre Nesquick et de ses céréales dans une campagne de mallettes pédagogiques pour des petits-déjeuners équilibrés.
Pour la Suisse, M. Christian Berger, Secrétaire général de la Conférence inter-cantonale de l’instruction publique pour la Suisse romande et le Tessin (CIIP) est catégorique : « une influence traditionnelle très ancrée s’oppose à ce que l’école s’acoquine avec le privé. Les manuels diffusés par la CIIP dans l’ensemble de la Suisse romande sont libres de publicités, pour protéger l’enfance contre les manipulations à un âge critique. » Un lycée romand a récemment refusé d’utiliser le manuel d’espagnol « Chispa » parce qu’il contenait des messages à caractère publicitaire. L’instruction publique veille. Mais que penser du comportement de nos entreprises à l’étranger ? Nestlé y fait du marketing dans les écoles alors que cette pratique serait unanimement condamnée en Suisse. « Si Nestlé trouve un terrain favorable au Brésil, nous n’avons pas à prendre position sur ce qu’ils font, ni sur ce que fait le Brésil. » Neutralité, quand tu nous tiens !

1. Cristina d’Avila, in Les manuels scolaires et l’intervention éducative, Y Lenoir et al. Editions CRP, Québec 2001.