ENQUÊTES
Pas assez propre, l'eau suisse?
Assainir les réserves naturelles, améliorer les systèmes d'épuration, engager une rénovation massive des canalisations: tels sont les chantiers gigantesques qui attendent la Confédération ces prochaines années pour se conformer à la Directive cadre de l'Union européenne sur l'eau. Le coût des travaux est estimé à quelques dizaines de milliards de francs. Qui passera à la caisse? Au bout du robinet, ce sont les consommateurs qui verront leur facture exploser

Gilles Labarthe / DATAS

Lire dans le détail les réglementations de l'Union européenne est une tache ingrate. Les comprendre, un boulot de spécialiste. Voyons par exemple la Directive cadre de l'Union européenne sur l'eau (DCE), adoptée fin 2000 à Bruxelles et fixant des "objectifs environnementaux" pour "parvenir à un bon état écologique" des eaux avant décembre 2015. Volumineux et complexe, le document est imbuvable. Des experts et chercheurs universitaires ont pris le soin de l'étudier, pour traduire les enjeux en langage courant: l'Union européenne demande à tous les pays membres d'effectuer un recensement complet des réserves sur leur territoire; d'assainir lacs et rivières; d'améliorer les systèmes d'épuration; enfin, d'engager une rénovation massive des canalisations. Le tout pour respecter de nouvelles normes, draconiennes, en matière de qualité et de gestion de l'eau. Le coût de ces chantiers gigantesques: entre 10 et 60milliards d'euros selon les pays, en fonction de leur écosystème et de leurs infrastructures.

UNE OCCASION DE PRIVATISER
Un scénario de science-fiction, cette directive? Au contraire. Bruxelles a même prévu des pénalités et des amendes salées pour les Etats qui ne se plieraient pas à ces exigences. Tout est inscrit dans –et entre– les lignes de la DCE, analyse en France Bernard Barraqué, directeur de recherche au CNRS (Centre national de recherches scientifiques, lire ci-dessous). Pour les gouvernements qui paniqueraient face aux investissements exorbitants à assurer sur ces prochaines années, l'UE donne une recette: partager les dépenses. Et la marche à suivre: confier les travaux et la gestion de l'eau à des multinationales expérimentées, privatiser tout ce qui est possible, et faire payer aux consommateurs "le juste prix de l'eau", toutes prestations incluses. Autant le savoir, la facture va exploser.
A Paris, Jean-Luc Touly, président de l'Association pour un contrat mondial de l'eau (ACME-France), monte au créneau: "Les lobbyistes de Veolia (ex-Vivendi, groupe leader mondial de la gestion de "l'or bleu") sont très implantés à Bruxelles, à Strasbourg et à l'Assemblée nationale. On estime qu'ils sont plus de 1500 à travailler à temps plein pour défendre les intérêts de la multinationale auprès des instances gouvernementales", françaises ou européennes. Pas étonnant, dès lors, si dans les textes de la DCE, "Veolia a obtenu des normes européennes sur mesure" qui lui ouvrent les plus grands marchés à venir dans le secteur: entre autres, l'épuration, la gestion et le remplacement des canalisations.
Ce dernier chantier, colossal, sera incontournable ces prochaines années avec le vieillissement des anciens réseaux. Les nouvelles normes de la Directive cadre, très exigeantes et citant le "modèle français" en exemple, viennent accélérer et conditionner le processus. Elles favorisent des grosses entreprises qui ont les moyens de mener de front de nombreux travaux de grande envergure, garantissent des investissements considérables, disposent d'une haute technologie et d'une longue expérience dans la gestion des eaux. Comme l'expliquait dernièrement le professeur Riccardo Petrella, "la directive européenne sur l'eau a fixé des niveaux de qualité si élevés que l'eau potable ne pourra plus être fournie que par des sociétés disposant de capitaux énormes –elle a donc ouvert la porte à une privatisation massive".

CACOPHONIE EN SUISSE
En Suisse, seuls de rares spécialistes se sont interrogés sur la dimension des travaux à entreprendre. Pour l'heure, entre l'insouciance affichée des autorités fédérales et l'attention extrême des responsables scientifiques de l'EAWAG (Institut fédéral de recherche pour l'aménagement) ou de l'EPFL (Ecole polytechnique fédérale de Lausanne), la cacophonie est totale. A Berne, certains responsables minimisent les enjeux. D'autres nient même les effets des directives européennes sur la Suisse. La plupart des chercheurs et des ingénieurs interrogés se montrent par contre très concernés, voire alarmistes.
"A terme, cette Directive cadre aura d'importantes implications pour la Confédération, prévoit Matthias Finger, de l'EPFL. Rien que sur le plan de la gestion des bassins hydrographiques, on est particulièrement mal barrés: avec des cours d'eau transfrontaliers comme le Rhin et le Rhône, sans compter les lacs, le pays sera coupé en quatre, dépendant de nouvelles institutions européennes régionales." Sur le plan de la gestion de l'eau courante, la situation n'est guère plus simple: "Les lois sont souvent cantonales, chaque commune fait ce qu'elle veut. Les comptabilités ne sont pas claires et personne n'a une vue d'ensemble." "Surtout pas à Berne", ajoute un observateur.
La Suisse peut néanmoins s'estimer bien préparée dans plusieurs domaines: la législation est déjà très sévère, les recensements effectués au niveau national seraient "presque complets". Les multiples méthodes d'évaluation et analyses de qualité –obligatoires pour tous les pays d'Europe et très coûteuses– vont bon train, note un responsable de l'EAWAG. Le nombre de stations d'épurations présentes dans la plupart des localités représente un autre avantage, précise l'ingénieur Luca Rossi.

NOMBREUX DÉFIS
Il reste toutefois de nombreux défis à relever, confirme Alexander Zehnder, directeur à l'Ecole polytechnique fédérale (EPF). "La Suisse compte quelque 3000distributeurs d'eau, un morcellement qui nuit à un contrôle de qualité adéquat. A l'avenir, ce problème deviendra encore plus crucial. Ces prochaines décennies, il faudra renouveler l'ensemble des infrastructures servant à l'approvisionnement en eau potable ainsi qu'à l'évacuation et à l'épuration des eaux usées. Les risques économiques sont considérables. C'est d'autant plus vrai que le débat sur la privatisation est en train de se tourner vers le secteur de l'eau."
En attendant que la Directive cadre de l'UE soit adaptée en législation suisse, les experts romands planchent déjà sur les scénarios du futur. A l'EPFL, Matthias Finger et son collègue Jeremy Allouche ont dirigé une étude de cas sur la libéralisation du secteur de l'eau en Suisse –étude financée par Berne. Certains spécialistes de l'EAWAG poursuivent leurs recherches sur les techniques d'épuration, en partenariat avec la Générale des eaux– filiale de Veolia, qui les sponsorise. D'autres effectuent même des projections pour savoir combien le consommateur payera dorénavant "le juste prix de l'eau". Selon des calculs très larges, les infrastructures d'épuration et de distribution d'eau du canton de Vaud représenteraient à elles seules un patrimoine équivalant à 10000 francs par habitant. La réfection et remise aux normes européennes de ces installations coûterait environ 2milliards, suivant d'autres estimations. Au final, qui passera à la caisse?

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Directives européennes sur l’eau

La Directive cadre sur l’eau de l’Union Européenne a été adoptée à Bruxelles fin 2000, et complétée depuis par de nombreuses dispositions. Pour le professeur Bernard Barraqué, du CNRS, " le texte de cette Directive constitue aussi un saut qualitatif, un changement d’échelle, dans la politique européenne de l’eau : pour la première fois en effet, l’Union ne se contente pas de contraindre l’activité économique à respecter l’environnement malgré la liberté de la concurrence ; elle fait de la reconquête de la qualité des milieux aquatiques de toute l’Europe un objectif en soi ".
Sur le papier, les responsables européens insistent sur la nécessité d’une " gestion intégrée de l’eau ", dont les ressources sont limitées et toujours plus menacées par la pollution industrielle. Ils privilégient une perspective dite de " développement durable ". La Directive cadre impose entre autres à l’Europe un recensement complet des ressources disponibles en " or bleu " et une harmonisation des normes environnementales. Grande nouveauté : les gouvernements concernés ne doivent plus se contenter de contrôler les normes d’émisssion ( limiter le taux de phosphates rejeté par une station d’épuration, ou le taux de plomb de l’eau potable sortant du robinet ), mais ils doivent aussi travailler " à la source, en amont " : respecter certaines normes d’immission, garantissant la qualité d’eau des rivières et bassins naturels ( limiter l’accumulation de phosphates dans tel ou tel milieu aquatique, par exemple ). A priori, ces nouvelles mesures auraient de quoi ravir les milieux écologistes ou alter-mondialistes. Leur mise en application, telle que conçue par Bruxelles, est moins réjouissante.

Des milliards à investir

Comme le rappelle Bernard Barraqué, les enjeux écologiques et financiers autour des réserves naturelles d’eau ne datent pas d’hier. Dans les années 1980 déjà, le taux de pollution général des eaux de surface était alarmant. " En 1989 au sommet de Francfort, les Européens avaient décidé de lancer trois nouvelles Directives tout en cherchant à mettre davantage de pression sur les services publics d’assainissement et les agriculteurs. Deux Directives étaient sorties en 1991 : la Directive Eaux Résiduaires Urbaines (DERU) et la Directive Nitrates Agricoles (DNA). Dans les deux cas, les pays membres devaient identifier des zones sensibles ou vulnérables où les contaminations en nutriments étaient préoccupantes, et fixer des normes de rejets. Une troisième Directive devait définir une stratégie de reconquête de la qualité écologique des rivières ". A l’époque, plusieurs pays membres s’étaient opposés aux investissements massifs que nécessiterait cette nouvelle combinaison, les obligeant à respecter à la fois des normes d’émisssion et d’immission. Les experts avaient calculé que, pour se conformer à la seule Directive sur les eaux résiduaires urbaines (DERU, CEE 271/91), les Britanniques auraient à débourser 12,5 milliards d’euros, les Français 13 milliards, contre 28 pour les Italiens et 65 pour l’Allemagne - dont près de la moitié pour les Länder de l’ancienne RDA.. Dix ans plus tard, Bruxelles a resservi le couvert avec un nouveau menu : réduire les frais en privatisant au maximum les secteurs eau, et multiplier par quatre ou plus la facture des consommateurs.

Gilles Labarthe / DATAS

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" Rien à signaler " à Berne

Comment les autorités fédérales comptent-elles se conformer à la DCE ? " La Suisse n’est pas membre de l’Union européenne. Nous n’avons donc pas l’obligation d’appliquer la Directive cadre ", rassure à Berne Jean-Philippe Houriet, collaborateur scientifique à l’Office fédéral de l'environnement, des forêts et du paysage (OFEFP). " Mais, pour des raisons pratiques et politiques, notre législation a tendance à s’adapter à celle de l’Europe, à devenir euro-compatible ", poursuit le responsable.
Sur le seul chapitre de l’assainissement des lacs et cours d’eau, on sait en effet que les concertations ont déjà commencé depuis 2001, dans un contexte très européen. " Nous faisons partie de plusieurs commissions avec la France, l’Italie, l’Allemagne, l’Autriche, le Liechtenstein, pour traiter les cas du lac Léman, du lac de Constance, des lacs au Tessin ou des eaux du Rhin, admet Jean-Philippe Houriet. La Directive européenne est discutée lors de ces commissions, mais n’a pas d’application directe sur notre territoire ".
A Berne, il n’y a " rien à signaler " du côté des travaux à engager pour s’aligner sur les normes européennes. Selon l’OFEFP, la qualité de l’eau suisse est exemplaire : " nos lacs ont retrouvé un état quasi naturel ". Les analyses et les recensements ? " La Suisse a pratiquement déjà tout analysé et tout recensé ". L’état de l’épuration des eaux ? " Il est très bon ". Le renouvellement des installations ? " Pour l’instant le problème ne se pose pas. Mais c’est clair que nous y réfléchissons. Il n’y a pas de commission, au sein de l’administration fédérale, qui s’occupe d’étudier la Directive cadre et son application. Le moment venu, nous confierons ce mandat à un bureau privé ", tranche Jean-Philippe Houriet.
A entendre les autorités fédérales, la Directive cadre concerne des pays " retardés ", selon l’expression d’un porte-parole. " Le standard suisse correspond au contraire aux normes supérieures que l’on peut rencontrer en Europe ". Il n’y aurait donc " pas de travail supplémentaire " à faire en Suisse pour se conformer aux directives de Bruxelles.
Cette vision de la Suisse et de son eau propre est régulièrement contestée par le WWF. L’organisation de défense de l’environnement reconnaît une " bonne législation en matière de protection des eaux ", mais dénonce une " très mauvaise santé des cours d’eau ". Elle rappelle que la Directive cadre prévoit que d’ici 2015, tous les payse européens doivent avoir retrouvé un " bon état écologique ". Jusqu’à présent, la mise en œuvre de cette Directive est notée " mauvaise " pour la Suisse.

Gilles Labarthe / DATAS