ECONOMIE
Les immigrants valent des milliards en aide au développement
175 millions d'immigrés Sud-Nord dans le monde envoient 126 milliards de dollars par an dans leur pays d'origine, selon la Banque mondiale. La Suisse est en troisième position des pays "exportateurs de capitaux", via ses immigrés. Gros plan sur une source de capitaux sous-estimée

Philippe de Rougemont / DATAS

Le phénomène des Contributions privées volontaires (CPV), soit l’envoi d’argent par les immigrés travaillant dans les pays riches vers leur pays d’origine est un champ de recherche tout récent. Il est en train de changer l’image que nous avons du développement. Selon la Banque mondiale (BM), les travailleurs immigrés dans des pays développés renvoient 126 milliards de dollars à leur famille d’origine. Mais, pour Jean-Philippe Chauzy, de l’Organisation Internationale des migrations (OIM) à Genève, “ si on rajoute les transferts de fonds informels, on obtient une estimation de 200 milliards de dollars par an, au bas mot ”. Soit, selon la BM, deux fois et demie toute l’aide au développement consenti par les pays du Nord.

De Genève à Cochin
Originaire de l’Etat du Kerala en Inde, Priya (prénom fictif, NDLR), travaille à Genève depuis 4 ans. Chaque fin de mois, elle se rend dans une filiale d’une grande banque suisse où elle verse mensuellement 200 francs à une mission chrétienne et 200 francs à sa mère qui habite un village près de Cochin. Sur 4000 francs de salaire et avec une fille dont elle assume seule la charge, ces dons représentent le dixième du revenu de Priya. La pension de veuve de sa mère est heureusement complétée par les versements envoyés de Genève. Depuis 4 ans, Priya a versé 19'000 francs à sa famille et à une oeuvre charitable. L’argent que les Kéralais exilés dans des pays riches renvoient à la maison forme la colonne vertébrale de l’économie du Kerala. A travers le monde développé, 175 millions de travailleurs immigrés contribuent, comme Priya, au bien être de leur famille. Et peut être aussi bien au développement du pays d’origine. Pour une partie des habitants, l’argent servira à démarrer un commerce, investir dans un taxi, financer des études - ou payer l’émigration d’un jeune. Pour la plupart des bénéficiaires, l’argent ira essentiellement à des dépenses courantes, alimentant l’économie de façon décentralisée, directement vers une partie de la population pauvre – et générera des taxes pour l’Etat.

Malaise dans le développement
La découverte de l’importance des CPV par la communauté internationale et par la Suisse (voir encadré) ne doit pas masquer la quasi-absence de soutien des CPV pour le développement de la collectivité, soit l’extension des biens publics essentiels comme la sécurité, la santé, l’évacuation des eaux usées, la fourniture de courant électrique, l’éducation, les transports, etc. Pour ces objectifs-là, les CPV n’apportent que peu d’aide directe. Enfin, cette manne financière n’atteindra pas ceux qui vivent dans un état de pauvreté extrême, soit plus d’un milliard de personnes qui gagnent moins de 1 $ par jour selon la BM. Sans aide, ces populations sont condamnées à “ la pauvreté qui tue ” (1), par la faim et par des maladies qu’il est pourtant possible d’éviter. Très rares sont les pauvres parmi les pauvres qui ont un membre de la famille à l’étranger. Pourquoi ? Selon Sarah Gammage, économiste du Global Policy Network à Washington, l’immigration clandestine aux USA depuis le Salvador coûte par exemple 5000 dollars.
C’est là que les limites des CPV apparaissent. Et que l’aide publique des pays riches demeure essentielle. Pourtant, observe Luin Goldring, Professeur de Sociologie à l’université d’York (Canada) : “ L’aide au développement diminue pendant que les CPV crèvent le plafond ”

ANALYSE
Aide toi et le ciel t’aidera
Les flux financiers du Sud vers le Nord dépassent de loin ceux empruntant le sens inverse. Selon le Président du Comité pour l’annulation de la dette du Tiers-monde (CADTM-France), Damien Millet, citant un rapport de la BM, le service de la dette de tous les pays en développement s’est élevé en 2004 à 374 milliards de dollars. En rajoutant les 104 milliards de dollars de profits accumulés par les multinationales dans les pays du Sud et rapatriés au Nord, on arrive à un flux financier Sud–Nord de 478 milliards de dollars. Soit bien plus que les 370 milliards envoyés sous forme de CPV, de prêts du FMI et d’aide publique par les Etats du Nord. Et encore, une grande partie de l’aide publique retourne dans l’escarcelle des pays riches, sous forme d’administration, de frais d’études, de salaires d’experts, de véhicules et frais de voyages. Aujourd’hui, selon le CADTM, la pauvreté diminue en Chine et en Inde, elle stagne en Amérique latine et continue d’augmenter en Afrique. Déçus des prêts du FMI et de la générosité insuffisante des Etats riches, des chercheurs se tournent vers le gros des flux financiers Nord-Sud : les CPV. Selon Luin Goldring, “ les agences de transfert financier doivent êtres mises en compétition, leurs taux baissés et leur fiabilité augmentée ”. Mais surtout, insiste Goldring : “ le plus important est de faciliter l’entrée du système de micro-crédits dans le business du transfert d’argent ”. Selon Goldring, les instituts de micro-crédits représentent des vecteurs de développement indispensables, ils pourraient êtres alimentés en partie par les millions de virements financiers effectués chaque mois par les immigrés comme Priya à Genève.

Suisse
Selon Valérie Petignat du Secrétariat d'Etat à l'économie (Seco), les contributions privées volontaires des immigrés en Suisse sont estimées à 8,1 milliards de dollars à destination de leur pays d’origine en 2003. Mais ces chiffres sont peut-être en-deça de la réalité. L’Office des Migrations (ODM) estime à 100'000 le nombre d’étrangers sans statut légal en Suisse. La plupart d’entre eux ont un emploi et renvoient une part de leur revenu à leur famille. Étant donné que plusieurs branches (travaux domestiques, garde d’enfants, agriculture, hôtellerie, restauration,...) ont un besoin constant de main-d’oeuvre peu qualifiée, l’arrivée de travailleurs migrants - et l’envoi de chèques à la famille – ne risque pas de diminuer. Qu’en pense-t-on à Berne ? Janine Dahinden, chercheuse au Forum suisse des migrations rattaché à l’université de Neuchâtel, avoue que sauf pour un rapport commandé par la Direction du développement et de la coopération (DDC), le sujet est encore nouveau pour les autorités fédérales. “ Nous préparons avec le Seco une esquisse de projet d’enquête, il s’agira de chercher comment améliorer l’impact des "remittances" (Contributions privées volontaires, ndlr -) sur l’aide au développement ”, nous informe Mme Dahinden. En attendant, Berne ne respecte toujours pas l’injonction de l’ONU de porter à 0,7% de son PNB l’aide au développement. Ruth Dreifuss, dans le magazine Solidaire, déclarait en 2003: “ Que l’on ne vienne pas nous dire que la Suisse ne peut consacrer 0,7% de son PNB au développement; que l’on ne vienne pas nous dire que le chiffre d’affaires des branches économiques et les emplois qu’elles offrent sont plus importants que l’avenir du monde ”.

(1) Jeffrey Sachs, Directeur de l’Institut de la Terre (Earth Institute) à l’université de Columbia de New York.