ECONOMIE
Pourquoi le crash de Swiss inquiète tant les Africains
L'ex-compagnie helvétique est bien connue du continent noir: pendant des années, elle a servi de ligne aérienne "first class" pour hommes d'affaires en tout genre, traitant avec une quinzaine d'Etats du pétrole, du coltan ou des diamants. Des observateurs africains livrent aujourd'hui leur analyse, acérée, sur le manque de perspectives à long terme des anciens directeurs de Swiss et Swissair: ils ont abattu en plein vol un fleuron national

Gilles Labarthe / DATAS

(31/03/2005) D'abord Swissair, ensuite Swiss... la débâcle de l'ex-compagnie helvétique, passée le 22 mars dernier dans les mains de l'allemande Lufthansa, ne cesse d'interpeller les observateurs africains. Comment un petit pays, riche et prospère, a-t-il pu se faire déposséder de ce qui passait il y a encore trois ans pour un fleuron national? Dans la presse africaine, on s'interroge aussi sur les priorités à géométrie variable que ce se sont fixées les directions successives de la compagnie helvétique. Des milliers d'emplois ont été perdus en Suisse, et la Confédération y a laissé des plumes. Comment les Gouvernements africains doivent-ils alors comprendre les appels à l'ouverture de marché et à la privatisation, martelés par les institutions financières internationales comme le FMI et la Banque mondiale pour «développer l'économie des pays du Sud», si même des Etats occidentaux repus et industrialisés se font ainsi déposséder de leurs anciennes entreprises nationales?
Le désarroi est d'autant plus fort que les services impeccables de Swissair sont restés gravés dans la mémoire de nombre d'Africains: pendant plusieurs décennies, elle a servi de ligne aérienne «first class» pour hommes d'affaires en tout genre, traitant avec une vingtaine d'Etats du pétrole ou des diamants. Il y avait trois vols directs par semaine reliant Zurich à la Guinée équatoriale de Obiang Nguema, dictateur d'Afrique centrale pompant les revenus nationaux du brut, s'étonne depuis longtemps l'économiste suisse Max Liniger-Goumaz. Pourquoi Swissair? «Difficile à dire. Ce choix a sans doute été motivé en partie par la nécessité d'homme d'affaires occidentaux de disposer de vols confortables et sûrs, et en partie, par la volonté des potentats africains d'améliorer la réputation de leur gouvernement en s'alliant les services d'une compagnie suisse», analyse à Genève un réfugié politique équato-guinéen.
Il y a encore quatre ans, la société semi-publique Swissair vantait les destinations «touristiques» - et très propices au business - de Tripoli (Libye), Yaoundé (Cameroun), Lagos (Nigeria), Libreville (Gabon) ou même Kinshasa (République démocratique du Congo). Dans le même temps, à Berne, le Département des affaires étrangères déconseillait aux voyageurs presque la moitié de ces offres pour l'Afrique, en raison de tensions politiques locales et de régimes militaires, peu habitués à accueillir des plaisanciers.
A l'époque, Swissair volait-elle déjà au-dessus de ses moyens? Sur le continent noir, elle a dû délaisser plusieurs pays, confirme au siège de Swiss, à Bâle, le porte-parole Dominik Werner: «En hiver 2003-2004, avec la restructuration, nous avons abandonné les directions d'Accra (Ghana), Lagos et Libreville. Swiss dessert encore aujourd'hui une dizaine de pays africains». La ligne pour Malabo a cependant été maintenue au même rythme. Dominik Werner ne dira pas si elle est rentable, informant juste qu'elle est fréquentée essentiellement par «des hommes d'affaires et quelques représentants d'organisations internationales». Pour combien de temps? En Afrique, l'image de marque de l'entreprise helvétique a trépassé.
Reprise par Lufthansa, Swiss va-t-elle rester compétitive face à des leaders internationaux comme Air France, British Airways ou KLM? Ces trois compagnies sont devenues des pivots incontournables sur tout le continent africain.
«Nous, en Ouganda, nous avons perdu notre chance lorsque Ouganda Airlines a été mise en liquidation avec la reprise par South African Airways (SAA). La SAA a aussi pris des parts dans Air Tanzania, qui est aujourd'hui elle-même en restructuration pour s'aligner sur les règles de compétitivité imposées par le marché. La faillite de Swiss doit nous servir de leçon», conclut Wolfgang Thome, responsable de l'Office du tourisme à Kampala (Ouganda). Cet observateur se résigne à constater que l'ère des compagnies nationales, même modestes ou à trafic réduit, est bel et bien terminée.