ENQUÊTES
167 millions de francs suisses pour des friches industrielles
Avec la mort du dictateur Eyadéma, les Togolais espèrent un nouvel avenir. Berne pourrait donner un coup de pouce en effaçant la dette bilatérale : la Suisse représente le plus gros créancier international du Togo, avec 167 millions de francs, investis aux pires heures du régime militaire. Les projets industriels cautionnés par les autorités fédérales ont tous capoté. Retour sur un scandale financier

Gilles Labarthe / DATAS

Au Togo, l’heure des bilans a sonné avec la disparition subite de Gnassingbé Eyadéma, après 38 ans de régime militaire. Un souvenir de son règne ? Le pillage systématique des ressources minières et les détournements d’argent public, orchestrés avec des complicités au niveau suisse et international. Un procédé en vogue: la surfacturation massive des constructions d’usines au Togo. Ce sont des fonds suisses qui ont financé, au nom du développement, la construction de l’Industrie Togolaise des Plastiques, Sototoles SA ou encore la fameuse Société Togolaise de Sidérurgie. Ces usines ont toutes capoté, laissant au peuple togolais un parc impressionnant d’épaves industrielles… et une facture salée : au total, 167 millions de francs, soit plus du dixième de la dette totale du pays. La Suisse représente aujourd’hui le plus important créancier du Togo sur le plan bilatéral, devançant même l’ancienne puissance coloniale française. Mis en cause dans un rapport : les investissements démesurés d’ABB, Bühler, du groupe Geilinger, et les cautions bancaires du Crédit Suisse ou de l’UBS.

Mécanique bien huilée

Comme l’explique le consultant suisse Richard Gerster, il faut revenir trente ans en arrière pour comprendre le mécanisme insidieux qui s’est mis en place. " Au milieu des années 1970, le prix des phosphates (principale ressource minière du Togo, ndlr) bondit sur le marché international. La prospérité semble assurée pour ce petit pays d’Afrique de l’Ouest. Avec le " boom des phosphates ", les dirigeants togolais rêvent d’une industrialisation rapide, sur le modèle occidental. Entrepreneurs étrangers et escrocs de toutes sortes font alors leur entrée en scène ". A cette époque, le Togo d’Eyadéma représente certes un pays stable. Mais sa dictature militaire, inspirée du maréchal Mobutu, se nourrit surtout de corruption. Sa mauvaise gouvernance est de notoriété publique.

Certains pays européens hésitent à coopérer avec un tel régime. Pas la Suisse. Elle est responsable, dès 1980, du fiasco de l’Industrie Togolaise des Plastiques (ITP), fruit d’une collaboration avec le Danemark et le gouvernement togolais. " C’est la firme suisse Promatec, de Bäretswil, qui réalise l’étude de marché, remporte le contrat, nomme son directeur. L’entreprise suisse Geilinger se charge de la construction lourde. Bühler s’occupe de l’équipement et de la machinerie. Le financement est garanti par un prêt du Crédit Suisse. Personne ne se serait lancé dans cette aventure sans la couverture du gouvernement suisse via la Garantie des risques à l’exportation (GRE), qui rembourse les entreprises en cas de perte ", rappelle Richard Gerster.

Echec magistral

Le directeur suisse de l’ITP, Siegfried Weisskopf, reste sur place quelques mois. Puis il a disparaît. L’ITP est mise en faillite en octobre 1982. Puis, privatisée et revendue pour une bouchée de pain à des Hollandais. Comme le confirme un haut responsable de la Banque mondiale, le projet suisse était condamné à l’avance. Son coût (10 millions de dollars) représentait une somme trois fois supérieure à sa valeur réelle. Le projet n’a fait l’objet d’aucun appel d’offre international. Promatec a fait construire un " éléphant blanc " typique : une usine surdimensionnée, surfacturée. " Ce deal a permis de dégager de l’argent pour payer des pots-de-vin, le tout avec l’accord tacite de la GRE, qui a fermé les yeux sur l’opération de corruption ", dénoncent les experts.

Un coup de maître ? Pas vraiment. Trois années plus tôt, en 1979, le gouvernement togolais inaugurait la Société Togolaise de Sidérurgie (STS), à Lomé. Son coût : 51 millions de dollars. A la tête du projet, Brown Bovery Company (BBC, aujourd’hui ABB) et Geilinger (encore), avec un prêt de 34 millions de francs suisses de l’UBS et une garantie GRE. L’usine, disproportionnée, est elle aussi citée comme exemple d’échec magistral par les institutions financières internationales.

20 ans plus tard, faut-il rouvrir le " dossier Togo " ? L’exercice serait douloureux pour les autorités fédérales. Au Secrétariat d’Etat à l’économie (seco), le malaise est palpable. Berne a effacé la dette bilatérale de certains pays africains, parmi les plus pauvres, mais ne veut pas entrer en matière pour certains " Etats voyous ". " Les cas du Sierra Leone, du Soudan, du Togo et du Libéria ne sont toujours pas réglés ", conclut Bruno Stökli, de la Communauté de travail. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’aux yeux de la Suisse, ces régimes sont " trop corrompus ".