ENQUÊTES
Arsenic et vieux natels
Huit mois, voilà la durée d'utilisation moyenne des téléphones portables en Suisse. 1,4 million de natels finissent chaque année à la poubelle. Des filières de collecte et de recyclage se mettent en place. Attention, ces appareils représentent de vrais déchets toxiques

Philippe de Rougemont / DATAS

Huit mois, voilà l'espérance de vie d'un téléphone portable. Chaque année, rien qu'en Suisse, les consommateurs en jettent 1,4 million. Attention, ces appareils sont de vrais déchets toxiques. Tandis que des filières de collecte et de recyclage se mettent en place, au risque de reporter la pollution vers des pays du Sud, les accords internationaux sur l'environnement et les projets de partenariat étudiés par la Convention de Bâle – dont les responsables se sont encore réunis fin octobre à Genève – subissent un lobbying actif des industriels. Enquête. «Il y a trois ans, j'ai juré qu'on ne me verrait jamais avec un de ces gadgets. Aujourd'hui j'en suis à mon troisième natel!» Qui n'a jamais entendu cette réflexion? L'engouement du public pour les téléphones portables a laissé peu de gens les mains vides: 80% des Suisses possèdent un appareil. Et les ventes ne sont pas près de diminuer. Les fabricants mondiaux renouvellent régulièrement leur gamme en rajoutant, peu à peu, des fonctions supplémentaires: photographie, radio, courriels, etc. Leur objectif: s'assurer de nouvelles ventes de téléphones portables en faisant passer les anciens modèles pour toujours plus ringards ou obsolètes. Et ça marche: en Suisse, 1,7 million de téléphones portables ont ainsi été vendus en 2003 (sur 460 millions dans le monde entier), d'après des chiffres communiqués par Swico, regroupant importateurs et fabricants. Leur durée moyenne d'utilisation? De huit à neuf mois. La plupart de ces appareils sont ensuite rangés dans un tiroir comme souvenir, ou pour servir d'appoint, «au cas où». Ils finissent à la casse. Attention, ces gadgets électroniques périmés représentent de véritables déchets toxiques.

PLOMB, CADMIUM, ARSENIC

C'est ce que viennent en effet de confirmer deux études indépendantes financées par l'Agence étasunienne de l'environnement EPA et par l'Etat de Californie. Même après le retrait des piles, on trouve encore dans ces appareils du plomb, de l'arsenic, du cadmium et d'autres toxiques s'accumulant durablement dans l'organisme, connus sous le terme de TBP (toxiques bio-accumulables persistants). Les TBP sont particulièrement dangereux pour l'homme parce qu'ils sont stockés par les tissus gras des animaux. En suivant la chaîne alimentaire, ils se concentrent dans notre alimentation et notre organisme. Selon l'EPA, «les TBP sont associés à un ensemble d'atteintes à la santé humaine, dont des dégâts au système nerveux et reproductif, des problèmes de croissance, des cancers et des impacts génétiques». Que faire alors des vieux modèles de natels? Les jeter? Les neutraliser? Les récupérer? Deux filières de collecte solidaires existent déjà en Suisse pour expédier les portables usagés aux populations défavorisées du Sud (lire encadré), alors que la question reste pour l'heure très controversée et que, marketing oblige, les consommateurs restent largement sous-informés sur la nocivité des appareils qu'ils tiennent en main.
Souvent invoqué pour se donner bonne conscience, le recyclage des natels usagés pose problème. On sait en effet que les exportations de déchets toxiques hors des pays les plus développés (pays membres de l'OCDE) sont en principe interdites par la Convention de Bâle. Seulement voilà: l'industrie n'est juridiquement pas responsable envers le public pour les effets secondaires de ses produits. Et jusqu'à présent, les pays ayant de gros intérêts dans l'industrie des télécommunications – dont la Suisse – sont parvenus à empêcher la classification des téléphones portables parmi les déchets toxiques (lire ci-dessous).

CRIME ORGANISÉ

Enfin, même si les Etats-Unis – le plus gros pollueur de la planète – donnaient pour une fois l'exemple en ratifiant une interdiction d'exporter de tels déchets, la Convention ne disposerait pas de moyens pour empêcher ces exportations illégales. Surtout quand les trafics sont menés de façon massive, et par le crime organisé, comme le confirme Pierre Portas, coordinateur technique du Secrétariat de la Convention de Bâle. Parallèlement aux organisations d'entraide expédiant des téléphones portables à l'étranger au nom de la solidarité internationale, «la plupart des infractions sont le fait d'intermédiaires, agissant pour les exportateurs de déchets. Ces trafics sont le fait de gens capables de blanchir l'argent, sécuriser un entrepôt, affréter des navires pouvant transporter 15 000 tonnes de déchets...»
Aux USA, un rapport de l'ONG spécialisée dans le trafic de déchets toxiques BAN (Basel Action Network) révèle que 80% des déchets électroniques collectés sont en fait exportés vers le Pakistan, l'Inde et la Chine. C'est bien connu: leurs gouvernements ne sont pas très regardants en matière de normes anti-pollution.

POUBELLES DU SUD

Lors d'une réunion internationale sur la gestion des déchets toxiques qui s'est tenue a Genève en avril, des délégués de Colombie, du Nigeria, du Brésil, du Botswana, de l'Ouganda, de Namibie et du Kenya ont tous pris la parole pour exprimer leur inquiétude face aux quantités croissantes de déchets électroniques qui affluent vers leur pays. Si l'usage généralisé des téléphones portables est pour l'instant l'apanage des pays riches, les pays pauvres reçoivent quant à eux la majeure partie des rebuts.
Drôle de monde. Certains spécialistes prédisaient que l'apparition des portables miniaturisés symbolisait «le passage à une économie devenue immatérielle, faite de consommateurs dépensant des parts croissantes de leurs revenus pour des services (voyages, communications, produits culturels) plutôt que pour des produits matériels issus de l'industrie lourde». Aujourd'hui, le réveil est brutal: les natels ont envahi la Suisse par millions, la planète par centaines de millions. Ils forment à eux seuls quelques dizaines de milliers de tonnes de déchets, qui pèsent lourd sur l'environnement et la santé des riverains.

La récupération, une pratique contronversée

Chaque année, l'organisation faîtière Swico, récupère quelque 250 000 appareils. Ils sont collectés gratuitement dans tous les magasins vendant du matériel électronique, puis dirigés vers des centres de recyclage affiliés en Suisse. De son côté, Idris Invest a recyclé quelques milliers de téléphones portables depuis l'année passée. Cette collecte est également organisée gratuitement, depuis les bureaux de poste. Idris verse ensuite cinq francs par appareil à Terre des Hommes (Projet Solidarcomm). «Nous espérons en récupérer plusieurs dizaines de milliers cette année, explique Claude Fletrin, directeur d'Idris Invest, qui a fait imprimer 500 000 enveloppes destinées à expédier les portables usagés. La moitié d'entre eux devraient pouvoir se revendre, dont 5 à 10% à des prix intéressants (entre 30 et 50 francs suisses).» Voilà pour les intentions. Dans les faits, on ne sait presque rien du comportement réel du consommateur helvète, sur le plan du recyclage des portables. «Aucune étude précise n'existe pour la Suisse», regrettent les responsables de Solidarcomm, qui ne doutent toutefois pas de «la préoccupation du public suisse pour les questions environnementales».
À la base de telles initiatives de recyclage, un projet d'entraide. «Dans certains pays du Sud, le portable reste le seul moyen d'accéder au téléphone. Après exportation, quand ces appareils auront atteint leur réelle fin de vie, une partie d'entre eux sera démontée dans des ateliers pour que leurs composés soient revendus comme «matières premières secondaires», poursuit Claude Fletrin.

LÂCHETÉ POLITIQUE

Depuis des décennies, ces pratiques de «revalorisation» du surplus de consommation (informatique, électronique ou autre) des pays riches sont courantes en destination des pays pauvres. Sur le long terme, on peut se demander si le déversement de téléphones portables usagés – donc, de déchets toxiques persistants – en Afrique, en Asie ou en Amérique latine représente vraiment la panacée en matière d'entraide internationale. Ou s'il ne sert pas plutôt à recycler l'image de certaines entreprises de fabrication polluantes, en leur donnant une coloration écologique. Ce serait le comble, accusent les défenseurs de l'environnement. Pour Jim Puckett, coordinateur de l'association BAN, il est urgent que les téléphones portables en fin de vie soient classés officiellement parmi les déchets toxiques, pour que cesse enfin leur exportation vers le Sud.
Autre façon d'enrayer le phénomène: informer les consommateurs, en les sensibilisant sur leur surconsommation. L'industrie pourrait sans attendre produire des appareils téléphoniques sans composants toxiques. La technologie existe. «Le problème doit être traité en amont, au stade de la fabrication des téléphones portables», estiment certains milieux écologistes. La communauté internationale va-t-elle enfin prendre des mesures volontaristes ou incitatives fortes? Malheureusement, les délégués des pays du groupe surnommé JUSCANZ (Japon, USA, Corée du Sud, Canada, Australie, Nouvelle-Zélande), rejoints par l'Allemagne et la Suisse, participant aux réunions internationales décisives, n'ont jusqu'à maintenant démontré aucun courage politique face aux lobbies des industriels. Bien au contraire. Selon M. Puckett, les délégations des pays industrialisés «ont transformé en plaisanterie le mécanisme de mise en application de la Convention de Bâle». Pour l'heure, les pratiques actuelles laissent le champ libre aux industries.
PRt/DATAS
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UNE CONVENTION DE BÂLE QUI «TRAÎNE DES PIEDS»

Quinze années après sa création en 1989, une septième réunion de la «Conférence des Parties à la Convention de Bâle sur le contrôle des mouvements transfrontières de déchets dangereux et de leur élimination» s'est déroulée à Genève, du 25 au 29 octobre 2004. Au programme, l'examen d'un «projet pilote relatif à un partenariat avec l'industrie pour une gestion écologiquement rationnelle des téléphones portables en fin de vie». Ce projet fait suite à un engagement pris en décembre 2002 avec le Programme des Nations unies pour l'Environnement (UNEP) par les dix principaux fabricants mondiaux de téléphones mobiles (le finlandais Nokia, l'américain Motorola, le néerlandais Philips et le sud-coréen Samsung.) pour que «les centaines de millions de téléphones mobiles construits chaque année soient collectés dans un environnement sain lorsqu'ils sont arrivés en fin de vie». La réalité de ces engagements a néanmoins été plus d'une fois dénoncée par les organisations écologistes: pas de mesure contraignante, pas d'objectif comptable, ni de calendrier à respecter pour les entreprises concernées. Interrogé à Berne, à l'Office fédéral de l'environnement, Division de la gestion des déchets, Marco Buletti rappelle que «le but du partenariat est de mener à des orientations, pas à des documents ayant force de loi ou à des réglementations supplémentaires. Les Etats membres de la Convention ont toujours rappelé que le partenariat ne devait pas travailler sur des règlements.»

CRITIQUES DES ONG

C'est justement ce qui inquiète Richard Gutierrez, du Basel Action Network à Seattle. «L'industrie des téléphones portables craint que la Convention de Bâle ne se mette un jour à réguler le cycle de vie de leurs produits. C'est devenu avantageux pour eux de manipuler le processus de la Convention pour s'assurer que les règlements restent minimaux et tout au plus purement incitatifs.» Pas étonnant, dès lors, si la Convention de Bâle «traîne des pieds», comme le suggèrent ses détracteurs. «Ce projet de partenariat qui est sensé, sous l'égide de la Convention de Bâle, réduire la teneur en produits toxiques des portables, est mené par l'industrie elle-même. Elle a un intérêt évident à éviter toute forme de régulations. Le dilemme est aggravé quand on sait que les ONG spécialisées ont été empêchées de s'engager dans le projet», conclut Richard Gutierrez.