ENQUÊTES
Déchets nucléaires en Somalie : rapport accablant de l'ONU
Une récente étude du Programme des Nations unies pour l'environnement
(PNUE) révèle que le tsunami a éventré des conteneurs de déchets radioactifs, chimiques et hospitaliers, illégalement immergés depuis le début des années 80 le long des côtes somaliennes - entre autres par des firmes suisses. Les problèmes de santé peu communs rapportés depuis deux mois incluent des infections respiratoires aiguës, des hémorragies abdominales et des morts soudaines. Entretien avec Nick Nuttal, porte-parole du PNUE

Philippe de Rougemont / DATAS

Appel à l’aide du gouvernement en exil
Le tsunami du 26 décembre va-t-il briser le tabou d’une Somalie transformée en poubelle industrielle de l’Europe ? Un rapport du PNUE datant de février (voir encadré) rapporte que la catastrophe naturelle - a fait s’échouer des conteneurs de déchets sur les côtes somaliennes. Depuis la mi-janvier, plusieurs appels à l’aide sont venus de Somalie, de la part de la province autonomiste du Puntland et du gouvernement fédéral transitoire de Somalie exilé à Nairobi. Le ministre somalien de l’environnement M. Mohamed Osman Maye rapporte qu'avec le récent échouage des conteneurs, on constate des problèmes de santé très peu communs, jusqu’alors inconnus dans la population somalienne : infections respiratoires aiguës, hémorragies abdominales, morts soudaines….
Des députés du Parlement transitoire somalien, lors d’une conférence de presse le 5 mars à Nairobi, ont lancé un appel à la communauté internationale lui demandant de réagir face à l'enfouissement de déchets toxiques. Leurs revendications ? Qu’une mission d’enquête internationale se rende sur place, que les sites soient nettoyés et qu’on arrête les livraisons de déchets.
Aujourd’hui, ce n’est pas seulement la présence de produits toxiques qui tue en Somalie. C’est aussi l’absence d’information. L’envoi d’une commission d’enquête internationale, selon les membres du gouvernement en exil, est le seul moyen pour palier à l’absence d’autorité politique sur place et enfin évaluer la situation et les moyens à mettre en oeuvre. La tâche est énorme : enquêter sur la présence de toxiques dans l’environnement, évaluer les atteintes à la santé des habitants, répertorier les régions les plus touchées, informer la population sur les précautions à prendre et empêcher les déversements futurs de déchets toxiques. Ce que la première mission d’évaluation devra surtout accomplir : faire reconnaître par la communauté internationale la présence de déchets toxiques européens en Somalie et dans l’Océan Indien. Malgré des enquêtes détaillées, publiées depuis plusieurs années par des journalistes, les confirmations de témoins directs et de plusieurs sources indépendantes, il n’a pas encore été possible d’étayer les témoignages de preuves, ni d’amener des accusés devant la justice.

15 années de témoignages et d’enquêtes indépendantes
De nombreux faits sont pourtant avérés. En décembre 1991, un ex-ministre du gouvernement somalien déchu signait avec la firme suisse Acher et partenaires basée à Genève et la firme italienne Progresso un accord concernaient l’envoi de 500'000 tonnes de déchets toxiques par année vers la Somalie, sur une période de 20 ans. Selon l’ancien directeur exécutif du PNUE, M. Mostafa Tolba, ces firmes réaliseraient 10 millions de dollars de profits par cargaison. La nouvelle de ce business lucratif, mais pas très propre, a fait le tour du monde. A la demande des gouvernements de la Suisse et de l’Italie, le PNUE a mené une enquête. Dans une interview donnée à la radio publique étasunienne en 1992, M. Tolba dénonçait une « mafia des déchets aussi néfaste que la mafia des ventes d’armes », soulignant que certains de ses collègues au PNUE craignaient pour leur vie s'ils produisaient des témoignages. Même s’il était convaincu que le délestage de déchets toxiques par des firmes européennes se déroulait effectivement en Somalie, M. Tolba n’a lui-même livré aucun nom. De leur côté, les signataires de l’accord ont tous nié leur implication. En 2000, une commission d’enquête parlementaire italienne a toutefois confirmé que des déchets nucléaires avaient été déposés en Somalie au début des années 90, mais sans mener à des suites judiciaires. Fin de l’enquête.

Depuis, ces sociétés-écran d’un jour ont disparu dans la nature. Nous avons demandé à M. Marco Buletti, délégué de la Suisse à la convention de Bâle et fonctionnaire de la Division des déchets industriels de l’OFEFP, quelle est la destination finale des déchets toxiques produits annuellement en Suisse : « Les déchets suisses ne peuvent être entreposés que dans des installations autorisées. La Suisse applique de façon ferme l’interdiction d’exporter hors de la zone OCDE et n’a jamais autorisé ni connu de cas d’exportations vers ces pays ».

Faute d’enquête sérieuse ou faute de d’exportations effectivement réalisées ? Des journalistes italiens ont enquêté dans l’ancienne colonie pendant les années 90. Leurs reportages, publiés dans l’hebdomadaire Famiglia cristiana en 1998, ont mis à jour un vaste réseau impliquant de grandes industries italiennes, des membres des services secrets italiens et la mafia calabraise. L’assassinat de la journaliste italienne de la TV3, Ilaria Alpi et du caméraman Miran Hrovatin à Mogadiscio en 1994 survenait alors qu’elle venait de rapporter à son bureau qu’elle détenait des pièces et des témoignages solides pour un reportage. “Ilaria Alpi a touché au secret le plus jalousement caché en Somalie. La décharge de déchets payée avec de l’argent et des armes”, témoignait Guido Garelli, aujourd’hui détenu dans une prison italienne pour escroquerie et recel.

Quand l’ONU va-t-elle intervenir ?
Le gouvernement somalien en exil, l’ONU, des journalistes et Greenpeace international rapportent tous des témoignages de déversements de déchets en Somalie, alors que manque toujours un rapport officiel établissant sur place l’étendue des dégâts. Suite aux appels des autorités somaliennes, une équipe du PNUE devait partir pour la Somalie le 7 février, mais la mission a été annulée à cause de l’insécurité régnant sur place. Quand l’ONU pense-t-elle enfin se rendre en Somalie ? C’est ce que nous avons demandé à un représentant officiel de l’ONU pour la Somalie qui a demandé de garder l’anonymat : « J’ai arrêté de deviner l’avenir après 5 années de service en Somalie. Cela dit une mission de reconnaissance partira début avril si nous obtenons le feu vert de la part de la Sécurité de l’ONU ». Et pour le reste du pays où l’insécurité est maximale ? « Nous préparons une alternative, par exemple l’emploi d’experts somaliens ». Cette mission de reconnaissance que l’officiel qualifie de « rapide et sale » sera suivie d’une mission d’enquête plus technique avec plusieurs autres agences internationales « comprenant probablement l’AIEA (Agence de l’énergie atomique) ».
L’Office onusien de coordination des affaires humanitaires, OCHA « affectera suffisamment de fonds pour mener cette mission » et a fait de la question des déchets toxiques en Somalie une priorité pour les prochains mois. La dernière intervention d’imposition de la paix menée par les Etats-Unis au début des années 1990 en Somalie a tourné au cauchemar et la mission humanitaire onusienne a dû quitter la Somalie début 1995 suite à des attaques armées répétées contre ses installations et son personnel. Ce ne sera pas facile pour les organismes de l’ONU de reprendre le chemin de Mogadiscio.

Philippe de Rougemont / DATAS


ENCADRE

Après la sécheresse et la guerre, les déchets industriels
Depuis l’abdication du dictateur somalien Siad Barre en 1991, le pays est plongé dans un état d’anarchie. Les clans qui ont renversé le régime corrompu se livrent depuis à une guerre « de basse intensité », divisant le pays en fiefs tenus par des bandes armées rivales. Des plaies qui frappent durement ce pays sont parfois rapportées par les médias internationaux : sécheresse, famine et guerre civile, ce qui est moins connu est le déversement de déchets toxiques et nucléaires en Somalie, orchestrés par la mafia internationale, rapportés par de nombreuses sources depuis le début des années 90 mais jamais documentés par une mission d’enquête officielle, faute de gourvernement somalien. Depuis la fin des années 1980, l’exportation de déchets toxiques vers la Somalie a été fréquemment dénoncée par des témoins sur place et documentée par des journalistes d’investigation suisses et italiens , sans pour autant déclencher de scandale majeur.
Les dégâts infligés à la Somalie, si une enquête révèle un jour leur existence, semblent inestimables. Selon le rapport du PNUE, « si les désastres naturels sont des catastrophes de relativement court-terme, la contamination de l’environnement par des déchets nucléaires peut causer des effets graves sur la durée (...) pas seulement en Somalie mais en Afrique de l’Est. » Concernant les déchets déjà rendus à l’air libre, ils ne pourront être « nettoyés » que par le temps, compté en centaines voir en milliers d’années dans le cas des déchets nucléaires. Reste que les fûts reposant dans l’océan indien et à terre en Somalie devront bien êtres répertoriés et évacués une fois que la sécurité sera rétablie. L’expertise et l’équipement nécessaires devront êtres apportés pour récupérer la plus grande quantité possible de conteneurs encore intacts. Sans quoi ils continueront à représenter de véritables bombes à retardement.


ECLAIRAGE

Rapport accablant de l’ONU sur l’après-tsunami en Somalie
Le Programme des Nations-unies pour l'environnement (PNUE) vient de le confirmer dans un rapport de 140 pages publié en février, intitulé « Après le Tsunami. Evaluation environnementale rapide »: la catastrophe a aussi provoqué une grave pollution des côtes somaliennes. Les courants marins violents qui ont agité l’océan indien ont éventré des conteneurs de déchets et en ont déversé « des douzaines » sur les rivages. En raison de la guerre civile en Somalie (sur une échelle onusienne de danger allant de 1 a 5, la Somalie est notée entre 4 et 5 selon les régions), le PNUE a dû rédiger le chapitre « Somalie » du rapport depuis ses bureaux de Genève. Des sources du gouvernement de transition somalien en exil à Nairobi, du réseau d’organisations intergouvernementales et d’ONG internationales ont été mises à contribution. Le rapport revient sur la présence de déchets industriels européens. M. Nick Nuttal, porte-parole du PNUE, confirme: « le dumping de déchets toxique est effréné en mer, sur les rivages et dans l’arrière-pays. Depuis le début des années 90, une quantité incalculable de cargaisons de déchets, nucléaires, toxiques, hospitaliers, de cadmium, de plomb et de mercure ont été déposées sur le rivage ou simplement immergés au large des côtes somaliennes ». Selon le rapport, la plupart des déchets étaient conditionnés dans de simples barils de différentes tailles, fuyants ou vides, retrouvés sur les plages.
Après le passage du tsunami, qui a affecté particulièrement le Nord-Est du pays, des habitants de la côte somalienne ont vu des douzaines de ces fûts et conteneurs rouillés échoués sur la plage. Depuis, des centaines d’habitants ont rapporté des symptômes jusqu’alors inconnus par eux. M. Ashara, président de la Commission des Affaires étrangères du Parlement somalien, précise : "beaucoup de personnes dans ces villes se sont plaintes de problèmes de santé peu communs. On nous rapporte des cas d’infections respiratoires aiguës, des quintes de toux chroniques, des saignements de bouche, des hémorragies intestinales, des affections cutanées peu ordinaires et des morts soudaines après inhalation de substances toxiques ». S’il y a une chose que nous savons, rappelle Nuttal, « c’est que ces substances sont en train de se disperser par l’action du vent, y compris vers les villages. En revanche, ce que nous ignorons, c’est l’étendue du problème ». De son côté, le reporter Massimo A. Alberizzi, du quotidien italien Corriere della sera, s’est rendu a plusieurs reprises en Somalie. Il rapporte des témoignages dont celui d'Hussein Mohamud Ossobleh, chef du district d’El Dehere, un village entouré d’oasis et de puits, à une quinzaine de kilomètres de la mer: « il y a quelques mois, raconte Ossobleh, visiblement inquiet, des nomades ont trouvé un énorme bidon à Ragah-Elle, un village près d’Adale, à quelques kilomètres de la côte. Ils ont réussi à l’enterrer avec l’aide de la population locale. Maintenant, à cet endroit, le terrain se soulève comme si le cylindre et son contenu mortel étaient en train de gonfler."

1. Ilaria Alpi Un homicide au carrefour des trafics, Baldini & Castoldi, 2002.